Le procès de Bobigny, en 1972, mit fin à la répression de l’avortement et hâta sa libéralisation. Mais à son issue, Marie-Claire Chevalier, la jeune avortée dont la relaxe fit la une des journaux, est restée engluée dans un vécu traumatique. À l’origine de son avortement, un viol, dont elle se sentait coupable. Dans les années 1970, la dénonciation féministe de la culture du viol n’en était encore qu’à ses prémisses. Retour sur l’histoire de Marie-Claire Chevalier sous l’angle de la culture du viol, de Rousseau à Zemmour.
Accablée
Au moment de son procès, Marie-Claire Chevalier est exposée à une intense attention médiatique. Elle n’a que 17 ans et les traumatismes qu’elle a enchaînés au cours de l’année précédente l’ont foncièrement fragilisée et vont l’affecter durablement. Des journalistes lui demandent de raconter sa vie et celle de sa famille, mais elle, elle a juste la mort dans l’âme :
« Les gens devaient croire que j’étais devenue une vedette parce que le procès avait fait parler de nous. Mais moi, je n’avais pas envie de me déballer en public. En réalité j’étais dans le trou. Je n’avais pas été condamnée, mais je n’arrivais pas à refaire surface. [1]»
Pourquoi est-elle à ce point accablée ?
Ce n’est pas parce qu’elle a avorté. Sa décision a été mûrement réfléchie. Lorsque sa mère suggère qu’elles pourraient « essayer de l’élever », en se saignant un peu plus aux quatre veines, Marie-Claire est catégorique : « Je ne veux pas de l’enfant d’un voyou, je vais encore à l’école, je ne veux pas de cet enfant. [2] » Lors de son procès, elle défie ses juges en exprimant une détermination sans réserve : « Je ne regrette pas d’avoir avorté, car cet enfant aurait été à l’Assistance et malheureux. [3] » En 2005, elle ajoutera qu’il était « inimaginable [4] » pour elle, à l’époque, d’avoir un enfant.
« Si tu bouges, je te crève les yeux »
N’en déplaise aux partisan·es de la vie du fœtus en dépit de l’avis de sa porteuse, Marie-Claire n’est pas accablée par son avortement, mais par la ruine de ses espoirs, par le démenti brutalement apporté à son projet de vie. Elle voulait être « une femme indépendante, avec une belle maison, des enfants, un mari gentil [5]». Or, elle est violée, avant même d’avoir eu un premier rapport sexuel. Qui plus est, c’est « un copain » qui faisait partie de la bande de son quartier qui l’a « forcée [6]».
Daniel P., 18 ans, vient de sortir de la maison de correction où il a été incarcéré à la suite de délits mineurs. Il est en liberté surveillée [7]. Il propose à Marie-Claire de faire un tour dans une belle voiture. Ce sont les vacances, les grandes, qu’elle passe à Neuilly-Plaisance. Les villégiatures sont hors de portée quand on n’a que sa mère et son petit salaire à partager avec deux sœurs. Août bat son plein. L’adolescente est partante. En route, Daniel dit qu’il doit passer chez lui, sous le prétexte d’une fête à organiser [8]. Elle l’accompagne. Il l’entraîne dans sa chambre, la jette sur son lit, elle proteste, hurle de peur, alors, armé d’une paire de ciseaux, il la menace :
« Si tu bouges, je te crève les yeux [9]». Puis « il baisse son pantalon et c’est affreux, se souvient-elle, c’est la première fois que je vois un sexe en érection, et il se jette sur moi et il me fait très mal. [10] »
« C’est ainsi que commence la vie sexuelle de Marie-Claire, commente Catherine Valenti, qu’elle ait connu son violeur ne change rien à la brutalité de cette première expérience [11]». En réalité, il n’est pas impossible que cela ne l’aggrave : n’est-ce pas plus traumatisant d’être traitée comme un objet par un copain auquel on croyait pouvoir se fier que par un inconnu ?
La culture du viol
L’adolescente qui cherchait à s’affranchir de l’autorité de sa mère est brutalement niée en tant que sujet de désir et de volonté. Le moins que l’on puisse dire c’est que d’avoir subi des violences sexuelles n’aide pas à devenir une femme indépendante.
En 1975, l’une des premières théoriciennes de la culture du viol, la féministe radicale Susan Brownmiller, définit celui-ci comme « une intrusion dans l’espace intime, personnel, sans consentement [12] », une « invasion délibérée de l’intégrité physique et psychique » par la force. Le viol porte en même temps « un coup au corps et à l’esprit [13] » parce qu’il exprime une volonté de soumettre l’autre à ses désirs, de l’humilier et de le dégrader. Pour le violeur, l’autre, ravalée au rang d’objet sexuel, n’est plus une personne mais un moyen d’éprouver son pouvoir [14] ; un pouvoir qu’il détient à proportion de la « valence différentielle des sexes [15]» sous-tendant le système patriarcal [16]. Viol et misogynie vont donc souvent de pair [17]. En résumé, le viol n’est pas un rapport sexuel, mais un rapport de domination, à moins d’adopter le point de vue du violeur, qui lie sexualité, violence et mépris [18].
Traumatismes
Les jours qui suivent son viol, Marie-Claire est « comme une automate [19]», une chose qui n’a d’animée que l’apparence et qui se trouve privée de toute spontanéité vivante et inventive. L’emploi de cette métaphore prend ici tout son sens. La capacité à agir de son plein gré, la liberté de Marie-Claire ont été oblitérées. Le non-respect de son humanité, son ravalement au rang de moyen de jouissance a entaillé sa subjectivité. En proie à la honte et à la culpabilité pour un crime qu’elle n’a pas commis, mais subi, elle développera ensuite une conduite d’échec.
Le vécu de Marie-Claire correspond à la description du traumatisme donnée par Ferenczi, à laquelle réfère la psychosociologue Lise Poirier Courbet dans Vivre après un viol : « Le choc est équivalent à l’anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vue de défendre le soi propre. […] La commotion psychique survient toujours sans préparation. Elle a dû être précédée par le sentiment d’être sûr de soi, dans lequel, par suite des événements, on s’est senti déçu ; avant on avait trop confiance en soi et dans le monde environnant ; après, trop peu ou pas du tout. [20]»
La psychotraumatologue Muriel Salmona explique en effet que « l’atteinte à la dignité et à l’intégrité corporelle et sexuelle, la déshumanisation, la dégradation et la chosification de leur corps que subissent les victimes de violences sexuelles est extrêmement traumatisante, d’autant plus que l’agresseur met en scène qu’il jouit avec cruauté de cette destruction et du vécu d’annihilation de sa victime, ainsi que de sa terreur et de sa détresse. Avec les violences sexuelles, le monde bascule dans un chaos transgressif inhumain, les victimes de viols se décrivent très souvent comme mortes de l’intérieur. [21]»
Helen Rawson, l’une des femmes dont le témoignage fut publié en 1975 par la sociologue Diana dans Politics of Rape confie qu’après avoir été dissuadée par la police locale de porter plainte, elle a retourné contre elle la colère qu’elle éprouvait à l’égard de « l’ami » qui lui avait menti, qui l’avait brutalisée et violée. Parce qu’elle lui avait fait confiance, elle eut honte d’elle-même, comme Marie-Claire [22].
La faute à Rousseau ?
La culture du viol parvient à ce que la victime se sente coupable à la place du violeur. Elle véhicule des représentations sexistes qui conduisent certains hommes à se sentir en droit d’imposer leur désir à des « sans-pouvoir [23] », considéré·es comme des sans-valeur. À coup de stéréotypes, le discrédit est jeté sur les victimes qui osent dénoncer des violences sexuelles enfouies par leurs perpétrateurs dans les méandres d’une « conscience obscure [24]. » Hystériques, menteuses, aguicheuses, de mœurs douteuses… elles sont supposées consentantes. Leur non-consentement a longtemps semblé inconcevable.
Rousseau, par exemple, a déployé force sophismes paradoxaux pour faire valoir que quand une femme dit « non », il faut entendre « oui » [25] : les femmes se doivent d’être pudiques et réservées, il leur échoit donc de se refuser… afin d’exciter les désirs des hommes. Car ceux dont Rousseau dit qu’ils sont actifs et forts semblent impuissants s’ils ne sont pas forcés à user de force [26].
Or, s’ils n’usent pas de force, les femmes ne seront plus en mesure de laisser croire que « l’union des sexes » est contraire à leur dignité. Elles paraîtront dépravées, incapables de maîtriser le désir illimité dont Rousseau les dote et que brident la pudeur et la honte [27]. C’est en fait à la femme que revient l’initiative décisive du coït, puisque celui qui lui fait des avances, « elle doit le contraindre à trouver sa force et à en user [28] ». La résistance d’une femme est donc fausse, tout comme l’est la violence d’un homme, à laquelle il est permis de céder et de s’abandonner sans se déshonorer. D’ailleurs, lorsqu’une femme n’est pas consentante, elle met l’importun hors d’état de la violenter, puisque « la nature […] a pourvu le plus faible d’autant de force pour résister quand il lui plaît [29] ». Il n’y a donc pas de viol possible.
Implacable logique qui oblitère la violence des dominants et aliène les femmes en les empêchant de signifier leur désir tout autant que son absence. Logique perverse, qui inverse le sens des signes. La force est faiblesse et la faiblesse est maîtresse d’un jeu dont les règles sont pourtant énoncées par ses gagnants. Mais comme ils s’en prétendent les perdants… Non, décidément, pas de viol possible puisque « le plus libre et le plus doux de tous les actes n’admet point de violence réelle [30] », que le mérite de l’homme est dans sa puissance – « il plaît par cela seul qu’il est fort [31] », que cette puissance a été volontairement attisée par une femme qui, « attaquée », ne peut dès lors que consentir à laisser « l’attaquant » être le plus fort [32]. Rousseau n’admet la possibilité d’une « violence réelle » qu’en note de bas de page [33], possibilité qui, masquée par la nuée argumentative qui la précède, paraît incompréhensible [34]. Les paradoxes masculinistes déployés ont pour effet de rendre inaudible le non-consentement d’une femme et inimaginable la violence d’un homme ; ils laissent aussi à penser que toute femme se doit d’être masochiste [35].
Car, déclare le philosophe, en téléologue tout aussi sachant que l’Être suprême, « la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme [36]». Donc « toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utile, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance [37] ».
Susan Moller Okin observe dans son ouvrage Women in Western Political Thought que Rousseau est celui des penseurs qui « avec exagération, et presque avec une ferveur hystérique quelquefois, développe toutes celles des assertions les plus communément tenues qui, au sein de notre culture patriarcale, ont rationalisé la mise à l’écart et l’oppression des femmes tout au long de l’histoire du monde occidental [38]». Le point de vue de Rousseau est emblématique, parce qu’il est loin d’être isolé [39] et que l’Émile exercera une grande influence [40]. Les juristes du XVIIIe siècle accréditent, si l’on peut dire, les soupçons qui s’abattent sur les femmes osant se plaindre d’avoir été violées. Quant à l’analyse du viol par les philosophes des Lumières, elle atteste, conclut Georges Vigarello, de ce qu’ils ne tiennent pas la femme pour un sujet [41].
Le contexte de la domination masculine ruine la possibilité d’un consentement assumé – il suppose l’autonomie, la volonté libre et donc l’égalité du sujet qui l’exprime. Mais un apparent consentement, qui n’est que résignation, est imputé aux opprimées, rendues responsables de leur oppression par ce tour de passe-passe patriarcal [42].
L’impunité des agresseurs est ainsi assurée, ce qui les confirme dans leur sentiment de supériorité, de valoir socialement davantage [43], tandis que leurs victimes sont, la plupart du temps, durablement affaiblies, privées d’une partie de leur capacité d’agir.
[1] M. -C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Gallimard, 2006, p. 250.
[2] Déposition de Marie-Claire Chevalier au procès de sa mère et de ses « complices » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Paris, Gallimard, 2e édition, 2006, p. 59 ; voir aussi p. 60.
[3] Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, p. 19. La déposition de Marie-Claire lors de son propre procès n’a pas été publiée. Marie-Claire étant mineure, son procès s’est déroulé à huis clos. Publier la sténotypie des débats du procès de Michèle Chevalier et de ses « complices » constituait en soi un acte de désobéissance civile car il était interdit de rendre compte des audiences concernant un avortement en raison de la condamnation de tout ce qui pouvait passer pour une publicité faite à cette pratique illégale (article 39 de la loi du 29 juillet 1881).
[4] M .-C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 246.
[5] M .-C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 244.
[6] Daniel P., le violeur, est quelquefois présenté comme un camarade de classe mais, dans son témoignage (« Je me souviens de tout », 2005), Marie-Claire dit qu’il faisait partie de la bande du quartier, non pas qu’il allait au même lycée qu’elle.
[7] Catherine Valenti, Bobigny, le procès de l’avortement, op. cit., p. 55.
[8] Catherine Valenti dit que Marie-Claire accepte d’autant plus que la mère de Daniel P est censée être là (Bobigny, le procès de l’avortement, op. cit, p. 56) ; mais, dans son témoignage, Marie-Claire précise au contraire : « Il m’a dit qu’il devait passer chez lui parce que sa mère n’était pas là et qu’il attendait des copains pour organiser une fête » (M.-C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Gallimard, 2006, p. 244).
[9] M. -C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 244.
[10] Ibid., p. 244-245.
[11] C. Valenti, Bobigny, le procès de l’avortement, op. cit., p. 57.
[12] S. Brownmiller, Against our Will : Men, Women and Rape, Fwacett Colombine, New York, 1975 (on trouve le pdf en accès libre sur Internet) ; Le viol, Paris-Montréal, Stock-éditions l’Étincelle, 1976, p. 456. Rappelons la thèse de S. Brownmiller, énoncée dès l’introduction : le viol est un moyen d’intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans la peur. La part de racisme latent dont sont empreint les ouvrages de S. Brownmiller et de Diana Russell (que j’évoquerai plus loin), ont été critiqués par Angela Davis, voir Pauline Delage, « Après l’année zéro. Histoire croisée de la lutte contre le viol en France et aux États-Unis », Critique internationale, n° 70, 2016/1, p. 28.
[13] « It is, in one act, both a blow to the body and a blow to the mind » (S. Brownmiller, op. cit., p. 377).
[14] Les articles publiés par Noémie Renard sur son blog fournissent des analyses claires et précises de la culture du viol, voir notamment Antisexisme.net https://antisexisme.net/2013/02/17/les-cultures-enclines-au-viol/#more-773
[15] ou domination sociale du masculin sur le féminin, autrement dit, « l’“universalité” ou quasi-universalité de la non-reconnaissance des femmes comme individus à part entière au même titre que les hommes », fait observé dans toutes les cultures selon l’anthropologue Françoise Héritier, voir Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, « Hors collection », 1996, « Chapitre I. La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? », p. 15-29 ; conclusion, p. 289-303.
[16] « Le viol est un crime principalement commis par des hommes sur des femmes avec une dynamique de pouvoir à l’œuvre, dans un système appelé patriarcat, résume Valérie Rey-Robert, La culture du viol à la française, éditions Libertalia, 2019, p. 28.
[17] Selon une étude publiée en 1991 de Neil Malamuth et al. http://www.sscnet.ucla.edu/comm/malamuth/pdf/91jccp59.pdf citée par Valérie Rey-Robert, op. cit., p. 58.
Pour une méditation poétique et cathartique sur Les violences sexuelles, voir Isabelle Alentour, Ainsi ne tombe pas la nuit, éditions iXe, 2019 https://www.editions-ixe.fr/catalogue/ainsi-ne-tombe-pas-la-nuit/. Isabelle Alentour laisse résonner en elle la souffrance de femmes violées dans les prisons syriennes, qui se sont exprimées dans le remarquable documentaire de Manon Loizeau et Annick Cojean , Le cri étouffé. Extrait : « Les corps des femmes sont violés, les femmes et leurs corps sont violés par des hommes qui prétendent qu’il n’existe pas de mots pour dire le corps des femmes, et qui, en l’absence de mots, dans leur absence de langage de chiens violents, violent et massacrent les femmes dans la nuit claire. » (p. 13)
Depuis un point de vue queer, la grande reporter de guerre Carolin Emcke interroge nos représentations et nos silences sur les violences sexuelles commises sur les « sans-pouvoir » (Quand je dis oui…, éditions du Seuil, 2019).
Catherine Malabou (Changer de différence, le féminin et la question philosophique, Galilée, 2010) et Manon Garcia (La conversation des sexes, Flammarion, 2021) abordent philosophiquement les questions du rapport violent au corps des femmes et du consentement.
[18] « Le viol est une affaire de pouvoir, où la jouissance de la domination l’emporte sur le désir sexuel », résume Michelle Perrot dans sa préface à En Finir avec la culture du viol, de Noémie Renard (Les petits matins, 2018, p. 13).
Bien évidemment, l’époque contemporaine n’est pas seule concernée. Dans son Histoire du viol, G. Vigarello cite Nicole Gonthier qui attribue des viols commis au Moyen Âge à une « déviation du désir sexuel où s’exercent tout à la fois la recherche d’une jouissance physique et la volonté de démontrer sa supériorité sur un être plus faible, que la soumission avilit » (G. Vigarello, Histoire du viol [1998], Points, 2000, p. 35 ; N. Gonthier « les victimes de viol devant les tribunaux d’après les sources dijonnaises et lyonnaises », Criminologie, n° 2, 1994, p. 10 https://www.erudit.org/fr/revues/crimino/1994-v27-n2-crimino938/017353ar/).
[19] M. -C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 245.
[20] Sándor Ferenczi, « Réflexions sur le traumatisme », Œuvres complètes 1927-1933, tome IV, Payot, 2007, p. 139 cité par Lise Poirier Courbet, Vivre après un viol, chemins de reconstruction, Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 2015, chapitre 3 « Se confronter à la mort ». À partir de sa propre expérience – elle a été étranglée et violée quand elle avait 16 ans – et d’entretiens réalisés avec huit femmes ayant été violées, l’autrice analyse en sociologue clinique les conséquences d’un viol, qui vont du traumatisme, de la confrontation avec la mort, la honte et la culpabilité au relèvement.
[21] M. Salmona, « Les violences sexuelles : un psychotraumatisme majeur qu’il est essentiel de prendre en compte pour rendre justice aux victimes, les secourir, les protéger et les soigner » in E. Ronai et E. Durand (eds), Violences sexuelles : en finir avec l’impunité, Dunod, mars 2021. (https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2021_violences_sexuelles_un_psychotraumatisme_majeur.pdf)
Présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, Muriel Salmona œuvre depuis de nombreuses années à la reconnaissance des psychotraumatismes qu’engendrent les violences sexuelles ; le site de son association comporte de nombreuses ressources sur cette question.
Dans cet article précédemment cité, elle rappelle que « les violences sexuelles sont de graves atteintes aux droits, à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des victimes, aux conséquences dévastatrices sur leur vie. Ce sont des violences sexo-spécifiques, haineuses et discriminatoires, d’une grande ampleur faisant partie d’un continuum de violences que 20 % des femmes et des filles subissent dès leur plus jeune âge : elles sont les principales victimes (80 %), et les hommes, les principaux auteurs (90 %). […] Les violences sexuelles font partie, avec les tortures, des traumatismes psychiques les plus sévères et sont associées à des effets catastrophiques à long terme sur la santé mentale et physique des victimes et sur leur parcours de vie. »
[22] Diana E.H. Russell, The Politics of Rape: The Victim’s Perspective, New York, Stein and Day, 1975, p. 88 et suivantes. L’un des premiers ouvrages qui adoptent sur le viol la perspective de la victime. (Le copyright date de 1974, mais l’ouvrage consulté a été publié en 1975). Il a été réédité en 1984 et 2003.
Voir aussi Noémie Renard, Pour en finir avec la culture du viol, Les Petits matins, 2018, p. 39 et suivantes.
[23] Je reprends la formulation de Carolin Emcke (Quand je dis oui…, op. cit.).
[24] Dans la France ancienne, observe Georges Vigarello, les violeurs semblent ne pas avoir le sentiment de s’être rendus coupables de violence ; cette mauvaise foi, encouragée par un foncier sexisme, l’historien la qualifie de « conscience obscure ». Le désir et le plaisir de l’agresseur l’empêcheraient d’entendre les cris de sa proie en tant que tels. S’il y a procès, sauf exception, « l’univers de l’agresseur » s’impose. Il n’aurait aucune peine à persuader que sa victime l’a provoqué, même si elle n’est encore qu’une enfant (G. Vigarello, Histoire du viol [1998], Points, 2000, p. 34 et suivantes.).
[25] Rousseau, Émile ou De l’éducation, Œuvres complètes, t. IV, Gallimard, Pléiade, p. 693 sq.
[26] « Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non pas de la même manière. (…) L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible ; il faut nécessairement que l’un veuille et puisse ; il suffit que l’autre résiste peu. » « … pour que l’attaquant soit victorieux, il faut que l’attaqué le permette ou l’ordonne ; car que de moyens adroits n’a-t-il pas pour forcer l’agresseur d’user de force ? » Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 693 et p. 695.
[27] Ibid., p. 694-695.
[28] Rousseau, Ibid., p. 694.
[29] Rousseau, Ibid., p. 695.
[30] Ibid., p. 695. Cette tautologie est contredite par le rappel à une réalité non strictement discursive. Il faut opposer à cette logique de la poudre aux yeux qui instaure une confusion entre le normatif et le réel et prétend masquer ce qui est sous ce qui devrait être, que la violence réelle est non seulement possible mais indéniable et que le viol est précisément pour sa victime la négation de la liberté et de la douceur. Cependant, G. Vigarello cite de nombreux exemples où jusques et y compris les coups et blessures dont les viols se sont accompagnés ont été ignorés par la justice (op. cit., p. 50 sq) et l’on verra plus loin que dans les années 1970, le déni des violences sexuelles conservait de l’efficience.
[31] Ibid., p. 693 : « Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe, son mérite est dans sa puissance, il plaît par cela seul qu’il est fort . »
[32] Ibid., p. 696.
[33] Ibid., p. 696.
[34] Les juristes faisaient eux aussi valoir qu’une femme avait assez de force pour se défendre contre un homme si elle n’était pas consentante ; Voltaire et Diderot ne furent pas en reste ; voir G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 54 sq.
[35] À mettre en parallèle avec le masochisme dont Rousseau témoigne dans Les Confessions (voir le chapitre 1 notamment).
[36] Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 693.
[37] Ibid., p. 703.
Sur le masculinisme de Rousseau, voir le génial opuscule de Sarah Kofman, Le Respect des femmes (Galilée, 1982). Le livre V d’Émile ou de l’éducation, témoigne, écrit-elle, de « toute une opération de maîtrise, sociale, masculine, que Rousseau répète pour son propre compte. Sous couvert de faire entendre de nouveau la voix étouffée de la nature, de défendre la finalité naturelle ; comme toujours ce sont les fins phallocratiques de l’homme dont Rousseau se fait l’avocat. »
Est également précieuse la lecture féministe que fait de Rousseau Susan Moller Okin dans le chapitre « Rousseau and the Modern Patriarchal Tradition » de Women in Western Political Thought (Princeton University Press, 1979, réédité en 1992 et 2013).
Geneviève Fraisse s’est également attachée à invalider la thèse d’un Rousseau penseur éclairé. Voir notamment Muse de la raison [1989], Gallimard, coll. Folio histoire, 1995, p. 115-116 : « Si la femme est un être pour autrui et jamais un être pour soi, c’est, par temps démocratique, malaisé à justifier » (voir aussi p. 75, p. 115 sq, p. 272, pp. 330-331 sq) ; Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, pp. 16-17, pp. 34-35, p. 106…, 2000 ; Les femmes et leur histoire [1998], Gallimard, coll. Folio histoire, réédition en 2010, p. 172 sq ; La fabrique de l’histoire, Le passager clandestin, Congé-sur-Orne, 2012, p. 265-282.
[38] S. M. Okin, « Rousseau and the Modern Patriarchal Tradition » in Women in Western Political Thought, Princeton University Press, 1979, réédité en 1992 et 2013, éd. de 1992, p. 99 ; ma traduction. Cet ouvrage n’est pas traduit en français, ce qui est bien dommage, et au fond, révélateur.
[39] Au XVIIIe P. Muyart de Vuglans juge par exemple que si une femme ne s’est pas suffisamment défendue, si elle n’a pas assez protesté et crié, c’est qu’elle a consenti (« s’il est prouvé qu’il n’y a eu que les premiers efforts ce n’est point le cas de viol », Institutes au droit criminel, Paris, 1757, p. 498, cité par G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 51. G. Vigarello multiplie les exemples qui attestent de la prégnance de la culture du viol sous l’Ancien Régime (p. 50 sq) : en résumé, il faut qu’une femme soit une sainte pour qu’elle ne soit pas soupçonnée de mentir et « l’irrésistible croyance que la femme a cédé volontairement s’impose sourdement » (Vigarello, op. cit., p. 54).
G. Vigarello observe qu’au XIXe, en dépit de la prise en compte progressive de leur point de vue, les victimes continuent d’être blâmées et d’avoir honte. Dans son Précis de médecine légale, publié en 1911, Charles Vibert juge impossible qu’une femme « qui sait ce que sont les rapports sexuels, et qui est en possession de ses forces » puisse être violée par un homme seul (cité par G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 243).
Il faudra attendre les années 1970, et le combat féministe contre les violences sexuelles, pour que la société cesse de dénier les violences sexuelles et la souffrance des victimes. Le procès d’Aix marque à cet égard un tournant décisif. Rappelons que lors de ce procès d’Aix (https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Tonglet-Castellano), le non-consentement d’Anne Tonglet et Araceli Castellano a été mis en doute alors même qu’elles étaient lesbiennes, qu’elles avaient déposé plainte immédiatement après le départ des trois violeurs et qu’elles portaient des traces indéniables de tabassage et que le rapport de police précisait qu’elles étaient en état de choc !
Voir aussi Ernestine Ronai, « Chapitre 1. Histoire du viol », in E. Ronai (éd.), Violences sexuelles. En finir avec l’impunité. Paris, Dunod, 2021, p. 9-19.
[40] Voir Caroline Fayolle, La femme nouvelle, Genre, éducation, Révolution (1789-1830),Paris,CTHS, 2017, p. 14 sq
[41] G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 55-58. Voltaire et Diderot abondent dans le sens des préjugés sexistes de l’époque, mais ils ne vont pas jusqu’à affirmer, comme le fait Rousseau, que les femmes exciteraient la violence dont elles sont les victimes, parce qu’elle leur plairait et qu’elle les excuserait de céder à leur assaillant.
[42] Céder n’est pas consentir, rappelle Manon Garcia à la suite de Nicole-Claude Mathieu. Je recommande chaudement la lecture de l’ouvrage de Manon Garcia, La Conversation des sexes, Philosophie du consentement (Flammarion, 2021), sur ce sujet précisément, voir notamment « Consentement sexuel, galanterie à la française et égalité des sexes », p. 47 sq ; « Le genre du consentement » p. 156 sq., p. 168, p. 171…
Lenaïg Bredoux a réalisé pour Mediapart un entretien avec Manon Garcia : https://www.mediapart.fr/journal/france/261021/manon-garcia-le-concept-de-consentement-peut-changer-la-societe
Interview de Manon Garcia Par Guillaume Erner aux Matins de France culture : https://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-e-des-matins/le-consentement-une-nouvelle-revolution-sexuelle-avec-manon-garcia et https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/le-bdsm
Entretien de Manon Garcia avec Lucas Chaintrier (la librairie Mollat) : https://www.youtube.com/watch?v=__3dLDSVFrA
[43] Le cas de Zemmour, à cet égard, est emblématique puisqu’il s’évertue de livre en livre à développer une idéologie phallocratique, où la culture du viol tient une place de choix, et qu’il est accusé par 8 femmes de violences sexuelles https://www.mediapart.fr/journal/france/080322/violences-sexuelles-huit-femmes-accusent-eric-zemmour
Sur l’apologie zemmourienne des violences sexuelles et son sexisme : https://www.franceinter.fr/politique/articles-livres-discours-nous-avons-exhume-25-ans-de-sorties-sexistes-d-eric-zemmour
Extraits du Premier sexe (cités dans l’article précédent) : « Un garçon ça va, ça vient ; un garçon ça entreprend, ça assaille et ça conquiert, ça couche sans aimer, pour le plaisir et pas pour la vie », « ça prend et ça jette, un garçon, ça goûte sans s’engager, c’est dans le multiple et non dans l’unique, Casanova plutôt que la princesse de Clèves. »
Les féministes « ont toujours considéré, en le disant ou sans oser le dire, la pénétration comme une conquête, une invasion, un viol même lorsqu’elle est consentie. Ce qui n’est d’ailleurs pas faux. Tous les mots du vocabulaire viril qui évoquent l’acte sexuel ont un rapport avec la force et la tromperie : prendre, posséder, baiser, niquer, sauter. »
Extrait de La France n’a pas dit son dernier mot (2021) : «… dans une société traditionnelle, l’appétit sexuel des hommes va de pair avec le pouvoir ; les femmes sont le but et le butin de tout homme doué qui aspire à grimper dans la société. Les femmes le reconnaissent, l’élisent, le chérissent. »
« DSK, menottes derrière le dos entre deux cops new-yorkais, marchant tête baissée, c’est un renversement de mille ans de culture royale et patriarcale française. C’est une castration de tous les hommes français. Le séducteur est devenu un violeur, le conquérant un coupable. ‘L’homme à femmes’ était loué pour sa force protectrice, il est enfermé et vitupéré pour sa violence intempérante. » (où il omet de s’aviser que ces faits contredisent le mythe des femmes aimant les prédateurs virils).
