« nous envisageons nos livres comme une ouverture au monde, aux autres »

Rien de tel si l’on veut éveiller l’intérêt des enfants pour l’histoire que de leur mettre entre les mains l’ingénieux et facétieux nouvel album de Chris Lavaquerie-Klein et Laurence Paix-Rusterholtz, Des objets dans l’histoire, qui a paru le 20 mars chez Actes Sud jeunesse. Interview de ses deux autrices, aguerries et soucieuses d’ouvrir au monde et aux autres.

Pour la petite histoire, celle, en l’occurrence, des blogs, j’avais publié ici même, en mars dernier, une première version de cette interview, que j’ai souhaité compléter.

Efficacité pédagogique garantie

Quels sont les objectifs que vous poursuivez dans cet album destiné aux enfants à partir de 9-10 ans ?

Divertir tout en apprenant ! L’idée première était de transmettre notre goût pour l’Histoire, discipline qui nous tient particulièrement à cœur et que nous avons abordée de nombreuses fois pour la jeunesse, notamment par le biais de la fiction documentaire chez Bayard, du récit autobiographique chez Belin, du livre d’art au Seuil jeunesse. Ensuite il s’agissait de trouver un biais ludique et novateur qui entraînerait les enfants dans cette aventure.

Le dispositif des encadrés pédagogiques, qui fournissent des précisions lexicales, des anecdotes qui relient des époques… , est très ingénieux et efficace…

Ces blocs docs offrent en effet la possibilité de tisser des liens entre des époques. Ils nous permettent de montrer la transversalité d’un événement, les recoupements historiques. Ils sont aussi des respirations pour le lectorat qui choisit librement de s’y diriger ou non. Ils permettent d’alléger la lecture pour des enfants qui pourraient être rebutés par un texte trop dense, trop long et d’éveiller leur curiosité hors du champ du texte principal.

Du point de vue de la rédaction, ces blocs docs sont intéressants car ils nous font changer de rythme d’écriture. Ils sont aussi récréatifs, d’une certaine manière, car ils nous permettent d’aller vers la transversalité avec des thèmes comme la mythologie, la peinture…

Comment vous est venue l’idée d’en passer par la médiation des objets pour introduire à l’histoire de France ?

À partir du constat qu’il existe des objets qui sont hissés depuis longtemps au rang de symboles historiques (bonnet phrygien et pavé de mai 68 par exemple), il nous est apparu comme une évidence que c’était un merveilleux point de départ pour atteindre notre objectif d’une histoire ludique. Il nous a semblé aussi qu’il serait plus aisé pour les enfants de retenir un événement par la force d’une image plus que par sa seule date anniversaire, plus abstraite. 

Dans le livre nous avons proposé une façon très accessible d’aborder chacun des thèmes et événements par blocs de lecture très variés, par exemple, par l’humour. Cela permet aux lecteurs et lectrices de s’emparer aisément de chacun des sujets et de poursuivre les échanges au sein de leur famille ou de l’école, autour de points de réflexion toujours actuels.

Comment avez-vous vu choisi les objets que vous avez retenus ?

Nous voulions choisir des objets représentatifs en fonction des grands découpages classiques de l’histoire, Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes, Époque contemporaine. Il fallait aussi qu’ils puissent aisément “parler” aux enfants.

L’histoire à l’assaut des préjugés

Les objets que nous avons retenus sont liés à des événements qui correspondent à des tournants dans l’histoire du pays, des changements de mentalité, des innovations. Il nous semblait aussi important qu’ils puissent encore faire l’objet d’une lecture contemporaine. Qui montrait la continuité d’une révolution sociale, politique, par exemple.

Le livre se déploie autour de 15 chapitres qui correspondent chacun à un objet. Ce nombre nous semblait la “bonne dose” pour retenir l’intérêt des jeunes lecteurs et lectrices et entretenir leur curiosité.

La composition des chapitres leur permet de se positionner au cœur de l’événement, de le vivre à chaud comme un·e témoin. Les blocs documentaires leur donnent des clefs de compréhension du rôle de l’objet vedette, ils expliquent les prolongements et conséquences d’un événement bien au-delà de ses dates (le droit de vote de 1848 jusqu’à nos jours, l’armistice de 14-18…).

Fidèles au fil rouge de (presque) tous nos ouvrages, nous avons développé des thèmes transversaux (la mythologie pour la couronne de laurier, une caricature contemporaine pour la Tapisserie de Bayeux, l’art pour le bonnet phrygien et le masque anti-covid…).

Petite anecdote : nous avons été ravies de voir que l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui a plus de 500 ans et qui est le sujet d’un chapitre, a fait l’actualité en octobre 2023, lors de l’inauguration la Cité internationale de la langue française, et qu’elle a suscité quelques débats.

Des centres d’intérêts actuels ont aussi guidé vos choix…

En effet, un grand nombre de ces objets correspond à des centres d’intérêts et des enjeux toujours d’actualité en France ou dans le monde et font réfléchir : le droit de vote, l’abolition de l’esclavage, la pilule, les éoliennes.

Connaître les pratiques politiques, économiques, culturelles du passé est indispensable pour décrypter et comprendre le temps d’aujourd’hui, ses dérives, la montée des intolérances, etc., mais aussi les bonnes “recettes” à cultiver, pour défendre et développer la démocratie, les droits humains, l‘écologie.

Des autrices woke, c’est-à-dire éclairées

On retrouve dans ce nouvel album des thématiques qui étaient déjà à l’œuvre dans plusieurs de vos travaux précédents. Les questions féministes et les cultures de personnes racisées vous tiennent manifestement à cœur…

Les questions féministes ou qui ont trait à des communautés persécutées ou dont on nie les droits élémentaires nous touchent particulièrement ; leur histoire nous passionne. Une histoire d’ELLES au XXe siècle chez Larousse retrace les combats et les victoires des femmes pendant environ 150 ans. Notre essai Les Femmes de la Bible dans l’art au Cerf dévoile la part de subjectivité et de liberté (discutable) prise par des artistes, essentiellement masculins, dans leur interprétation des textes. Le livre libère certaines figures bibliques féminines de la gangue dans laquelle on les a emprisonnées. Nous souhaitions déconstruire des clichés qui restent en filigrane dans les esprits.

Pour le jeune public, Un dieu sur deux est une déesse chez Nathan est d’une certaine manière une façon de rétablir l’injustice et l’invisibilité des figures féminines dans les récits et légendes. Rosa Parks – mon journal 1923-1964 chez Belin et La véritable histoire d’Angela qui manifesta au côté de Martin Luther King chez Bayard abordent la lutte contre le racisme et la défense des droits civiques, le premier à travers un récit autobiographique, le second avec une fiction-documentaire. Dans ces deux derniers ouvrages, les enfants peuvent se projeter aisément. Dans un registre plus environnemental, dans Les artistes et la mer, chez Palette, nous avons consacré un chapitre à la préservation du milieu marin qui permet de voir comment certains artistes sont des lanceurs d’alertes. 

De façon générale, nous envisageons nos livres comme une ouverture au monde, aux autres.

Dans Des objets dans l’histoire, le pavé n’est pas seul à le représenter les années 1960, la pilule le précède. Qu’est-ce qui vous a conduites à faire le choix de ces deux objets pour une même période ?
Nous avons choisi deux objets qui sont pour nous emblématiques des changements de société. Ils sont liés d’ailleurs. Ils ont eu une incidence déterminante sur le plan politique, social, en termes d’émancipation, de libération ou encore de santé publique. De plus, ces événements sont proches dans le temps, ils rappellent aux enfants combien la vigilance sur ces questions est nécessaire, atemporelle finalement. Nous voulions aborder l’époque contemporaine, la plus proche de nos lecteurs, de manière un peu plus approfondie.

Les grands-parents de nos lecteurs  et lectrices sont aussi des témoins de cette époque, cela nous semblait intéressant de multiplier les occasions de dialogue en famille.


Votre développement sur la pilule repart de la Première Guerre mondiale, vous resituez la loi Neuwirth dans un contexte plus ample, ce que je trouve particulièrement éclairant. Dans ces pages, vous évoquez aussi Simone Veil, mais pas la question de l’avortement. Pourquoi ?

L’objet référent a été envisagé sous l’angle de la contraception, la liberté de disposer de son corps, de choisir ou pas d’avoir un enfant. Aborder l’avortement, question tout aussi fondamentale, ne pouvait se faire à travers un seul bloc, le sujet étant bien trop important. Il aurait fallu pouvoir le contextualiser, l’expliquer. Cela n’était pas possible de le faire dans le format dont nous disposions.

Queer le Roi Soleil ?

Vous observez que dans son portrait d’apparat, Louis XIV tient à l’envers le sceptre qu’Henri IV avait fait réaliser, et qu’il s’en sert comme d’une canne. Ce geste transgressif a-t-il été commenté ?

Ce geste est très peu commenté, les lectures sont diverses, nous n’avons pas tranché compte tenu de l’âge de notre lectorat.  Mais voici quelques exemples de points de vue : le Château de Versailles en propose un commentaire. Le roi tient dans sa main droite le sceptre (ou bâton de commandement), signe de sa puissance. L’histoire par l’image explique que s’il le tient à l’envers et s’appuie sur lui, c’est pour exprimer son désir de paix.

Ce roi physique est saisi à différents moments de sa vie : maître d’œuvre d’une cour brillante (les éléments du costume mondain, sous le manteau du sacre, contribuent à créer une distance entre les symboles de la royauté et la personne du roi), en perpétuelle représentation.

Secrets de fabrication

Des historien·nes vous ont-elles ou ils plus particulièrement inspirées ?

Beaucoup, bien sûr, sont à l’origine de notre passion pour l’histoire.

Les travaux des historiens et des historiennes sont les sources essentielles de nos recherches. Nous les côtoyons au quotidien lorsque nous sommes dans la phase de réflexion, préparation et documentation. S’il faut en citer quelques-un·es parmi celles et ceux qui sont pour nous des références professionnelles et personnelles : Georges Duby, Emmanuel Leroy-Ladurie, Michèle Perrot, Mona Ozouf, Arlette Farge, Christine Bard, mais aussi Georges Vigarello ou encore Stéphane Audouin-Rouzeau.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire cet ouvrage ? Pour un projet de ce type, il faut compter environ 6 à 7 mois entre recherches, conception et rédaction.

L’humour est une dimension importante de cet album. Il s’exprime notamment dans les illustrations. Comment avez-vous travaillé avec l’illustrateur Walter Glassof ?
En effet cette dimension humoristique est importante pour nous. Nous avons transmis nos textes au fur et à mesure à notre éditrice, Isabelle Péhourticq qui, par ailleurs, est la directrice d’Actes Sud Jeunesse, et avec laquelle nous collaborons pour la troisième fois. C’est elle qui les transférait à Walter Glassof. Le travail avec lui est beaucoup plus condensé dans le temps car il concerne la phase “triangulaire” du travail avec l’éditrice, donc la dernière partie de l’élaboration du livre. Avec lui, le processus est le suivant : il envoie ses crayonnés, retour de notre part, puis accord des trois côtés. Il a illustré nos textes avec son humour bien connu des jeunes lecteurs. La couverture est un modèle du genre. Walter a, à chaque fois, pris en compte nos retours, nos demandes d’ajustements. Nous lui en sommes très reconnaissantes.

De la couronne de laurier au masque anti-covid : l’histoire de France en quinze objets

De la couronne de laurier arborée par le vainqueur de la bataille d’Alésia en 52 av. J.-C.au masque anti-covid qui a couvert tant de nez ces dernières années, l’album jeunesse Des objets dans l’histoire, à paraître le 20 mars prochain chez Actes Sud jeunesse, propose un parcours ludique dans l’histoire de France. Entretien avec ses autrices, Chris Lavaquerie-Klein et Laurence Paix-Rusterholtz.

Sylvia Duverger – Quels sont les objectifs que vous poursuivez dans cet ouvrage ?

Chris Lavaquerie-Klein et Laurence Paix-Rusterholtz – Divertir tout en apprenant ! L’idée première était de transmettre notre goût pour l’Histoire, discipline qui nous tient particulièrement à cœur et que nous avons abordée de nombreuses fois pour la jeunesse notamment par le biais de la fiction documentaire chez Bayard, du récit autobiographique chez Belin, du livre d’art au Seuil jeunesse. Ensuite il s’agissait de trouver un biais ludique et novateur qui entraînerait les enfants dans cette aventure.

Comment vous est venue l’idée de vous intéresser aux objets dans l’histoire ?

À partir du constat qu’il existe des objets qui sont hissés depuis longtemps au rang de symboles historiques (bonnet phrygien et pavé de mai 68 par exemple), il nous est apparu comme une évidence que c’était un merveilleux point de départ pour atteindre notre objectif d’une Histoire ludique. Il nous a semblé aussi qu’il serait plus aisé pour les enfants de retenir un événement par la force d’une image plus que par sa seule date anniversaire, plus abstraite. 

Dans le livre nous avons proposé une façon très accessible d’aborder chacun des thèmes/événements (par blocs de lecture très variés par exemple, par l’humour), cela permet aux lecteurs et lectrices de s’emparer aisément de chacun des sujets et de poursuivre les échanges au sein de la famille, de l’école autour de points de réflexion toujours actuels.

Des historien·nes vous ont elles ou ils inspirées ?

Beaucoup bien sûr sont à l’origine de notre passion pour l’Histoire.

Les travaux des historiens et les historiennes sont les sources essentielles de nos recherches. Nous les côtoyons au quotidien lorsque nous sommes dans la phase de réflexion/préparation/documentation.

Comment avez-vous vu choisi les objets que vous avez retenus ?

Nous voulions choisir des objets représentatifs en fonction des grands découpages classiques de l’Histoire, Antiquité, Moyen Âge, Temps moderne, Époque contemporaine.

Les objets sont liés à des événements qui correspondent à des tournants dans l’Histoire du pays, des changements de mentalité, des innovations… 

Le livre se déploie autour de 15 chapitres qui correspondent chacun à un objet. Ce nombre nous semblait la « bonne dose » pour retenir l’intérêt des jeunes lecteurs et lectrices et entretenir leur curiosité.

La composition des chapitres permet au lecteur-lectrice de se positionner « au cœur de l’événement », de le vivre à chaud comme un·e témoin. Les blocs documentaires lui donnent des clefs de compréhension du rôle de l’objet vedette, ils expliquent les prolongements et conséquences d’un événement bien au-delà de ses dates (le droit de vote de 1848 jusqu’à nos jours, l’armistice de 14-18…).

Fidèles au fil rouge de (presque) tous nos ouvrages, nous avons développé des thèmes transversaux (la mythologie pour la couronne de laurier, une caricature contemporaine pour la Tapisserie de Bayeux, l’art pour le bonnet phrygien et le masque anti-covid…).

Petite anecdote : nous avons été ravies de voir que l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui a plus de 500 ans et qui est le sujet d’un chapitre, a fait l’actualité en octobre 2023 lors de l’inauguration la Cité internationale de la langue française et qu’elle a suscité quelques débats.

Est-ce en fonction des centres d’intérêts actuels que vous avez choisi les 15 objets emblématiques ? Souhaitez-vous également faire réfléchir à des pratiques du passé ?

En effet, un grand nombre de ces objets correspondent à des centres d’intérêts et des enjeux toujours d’actualité en France ou dans le monde et font réfléchir : le droit de vote, l’abolition de l’esclavage, la pilule, les éoliennes.

Connaître les pratiques politiques, économiques, culturelles du passé est indispensablespour lire/comprendre le temps d’aujourd’hui, ses dérives, la montée des intolérances, etc., mais aussi les bonnes « recettes » à cultiver, développer/défendre la démocratie, défendre les droits humains, l‘écologie.

On retrouve dans cet album des thématiques qui étaient déjà à l’œuvre dans plusieurs de vos travaux précédents. Les questions féministes et les cultures de personnes racisées vous tiennent manifestement à cœur. Pouvez-vous nous dire comment ces thématiques se sont imposées à vous ?

Les questions féministes ou qui ont trait à des communautés persécutées ou dont on nie les droits élémentaires nous touchent particulièrement ; leur histoire nous passionne. Une histoire d’ELLES au XXe siècle chez Larousse retrace les combats et les victoires des femmes pendant environ 150 ans. Notre essai Les Femmes de la Bible dans l’art au Cerf dévoile la part de subjectivité et de liberté (discutable) prise par des artistes essentiellement masculins dans leur interprétation des textes. Le livre libère certaines figures bibliques féminines de la gangue dans laquelle on les a emprisonnées. Nous souhaitions déconstruire des clichés qui restent en filigrane dans les esprits.

Pour le jeune public, Un dieu sur deux est une déesse chez Nathan est d’une certaine manière une façon de rétablir l’injustice et l’invisibilité des figures féminines dans les récits et légendes. Rosa Parks – mon journal 1923-1964 chez Belin et La véritable histoire d’Angela qui manifesta au côté de Martin Luther King, chez Bayard, abordent la lutte contre le racisme et la défense des droits civiques, le premier à travers un récit autobiographique, le second par le biais d’une fiction-documentaire. Dans ces deux derniers ouvrages, les enfants peuvent se projeter aisément. Dans un registre plus environnemental, dans Les artistes et la mer, chez Palette, nous avons consacré un chapitre à la préservation du milieu marin qui permet de voir comment certains artistes sont des lanceurs d’alertes. 

De façon générale, nous envisageons nos livres comme une ouverture au monde, aux autres.

L’humour est une dimension importante de cet album. Il s’exprime notamment dans les illustrations. Comment avez-vous travaillé avec l’illustrateur Walter Glassof ?

En effet cette dimension humoristique est importante pour nous. Nous avons transmis nos textes au fur et à mesure à notre éditrice, Isabelle Péhourticq qui, par ailleurs, est la directrice d’Actes Sud Jeunesse et avec laquelle nous collaborons pour la troisième fois. C’est elle qui les transférait à Walter Glassof. Il a illustré nos textes avec son humour bien connu des jeunes lecteurs. La couverture est un modèle du genre 😉. Walter a, à chaque fois, pris en compte nos retours, nos demandes d’ajustement. Nous lui en sommes très reconnaissantes.

Marie-Claire Chevalier, victime de la culture du viol

Le procès de Bobigny, en 1972, mit fin à la répression de l’avortement et hâta sa libéralisation. Mais à son issue, Marie-Claire Chevalier, la jeune avortée dont la relaxe fit la une des journaux, est restée engluée dans un vécu traumatique. À l’origine de son avortement, un viol, dont elle se sentait coupable. Dans les années 1970, la dénonciation féministe de la culture du viol n’en était encore qu’à ses prémisses. Retour sur l’histoire de Marie-Claire Chevalier sous l’angle de la culture du viol, de Rousseau à Zemmour.

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Accablée

Au moment de son procès, Marie-Claire Chevalier est exposée à une intense attention médiatique. Elle n’a que 17 ans et les traumatismes qu’elle a enchaînés au cours de l’année précédente l’ont foncièrement fragilisée et vont l’affecter durablement. Des journalistes lui demandent de raconter sa vie et celle de sa famille, mais elle, elle a juste la mort dans l’âme :

« Les gens devaient croire que j’étais devenue une vedette parce que le procès avait fait parler de nous. Mais moi, je n’avais pas envie de me déballer en public. En réalité j’étais dans le trou. Je n’avais pas été condamnée, mais je n’arrivais pas à refaire surface. [1]»

Pourquoi est-elle à ce point accablée ?

Ce n’est pas parce qu’elle a avorté. Sa décision a été mûrement réfléchie. Lorsque sa mère suggère qu’elles pourraient « essayer de l’élever », en se saignant un peu plus aux quatre veines, Marie-Claire est catégorique : « Je ne veux pas de l’enfant d’un voyou, je vais encore à l’école, je ne veux pas de cet enfant. [2] » Lors de son procès, elle défie ses juges en exprimant une détermination sans réserve : « Je ne regrette pas d’avoir avorté, car cet enfant aurait été à l’Assistance et malheureux. [3] » En 2005, elle ajoutera qu’il était « inimaginable [4] » pour elle, à l’époque, d’avoir un enfant.

« Si tu bouges, je te crève les yeux »

N’en déplaise aux partisan·es de la vie du fœtus en dépit de l’avis de sa porteuse, Marie-Claire n’est pas accablée par son avortement, mais par la ruine de ses espoirs, par le démenti brutalement apporté à son projet de vie. Elle voulait être « une femme indépendante, avec une belle maison, des enfants, un mari gentil [5]». Or, elle est violée, avant même d’avoir eu un premier rapport sexuel. Qui plus est, c’est « un copain » qui faisait partie de la bande de son quartier qui l’a « forcée [6]».

Daniel P., 18 ans, vient de sortir de la maison de correction où il a été incarcéré à la suite de délits mineurs. Il est en liberté surveillée [7]. Il propose à Marie-Claire de faire un tour dans une belle voiture. Ce sont les vacances, les grandes, qu’elle passe à Neuilly-Plaisance. Les villégiatures sont hors de portée quand on n’a que sa mère et son petit salaire à partager avec deux sœurs. Août bat son plein. L’adolescente est partante. En route, Daniel dit qu’il doit passer chez lui, sous le prétexte d’une fête à organiser [8]. Elle l’accompagne. Il l’entraîne dans sa chambre, la jette sur son lit, elle proteste, hurle de peur, alors, armé d’une paire de ciseaux, il la menace :

« Si tu bouges, je te crève les yeux [9]». Puis « il baisse son pantalon et c’est affreux, se souvient-elle, c’est la première fois que je vois un sexe en érection, et il se jette sur moi et il me fait très mal. [10] »

« C’est ainsi que commence la vie sexuelle de Marie-Claire, commente Catherine Valenti, qu’elle ait connu son violeur ne change rien à la brutalité de cette première expérience [11]». En réalité, il n’est pas impossible que cela ne l’aggrave : n’est-ce pas plus traumatisant d’être traitée comme un objet par un copain auquel on croyait pouvoir se fier que par un inconnu ?

La culture du viol

L’adolescente qui cherchait à s’affranchir de l’autorité de sa mère est brutalement niée en tant que sujet de désir et de volonté. Le moins que l’on puisse dire c’est que d’avoir subi des violences sexuelles n’aide pas à devenir une femme indépendante.

En 1975, l’une des premières théoriciennes de la culture du viol, la féministe radicale Susan Brownmiller, définit celui-ci comme « une intrusion dans l’espace intime, personnel, sans consentement [12] », une « invasion délibérée de l’intégrité physique et psychique » par la force. Le viol porte en même temps « un coup au corps et à l’esprit [13] » parce qu’il exprime une volonté de soumettre l’autre à ses désirs, de l’humilier et de le dégrader. Pour le violeur, l’autre, ravalée au rang d’objet sexuel, n’est plus une personne mais un moyen d’éprouver son pouvoir [14] ; un pouvoir qu’il détient à proportion de la « valence différentielle des sexes [15]» sous-tendant le système patriarcal [16]Viol et misogynie vont donc souvent de pair [17]. En résumé, le viol n’est pas un rapport sexuel, mais un rapport de domination, à moins d’adopter le point de vue du violeur, qui lie sexualité, violence et mépris [18].

Traumatismes

Les jours qui suivent son viol, Marie-Claire est « comme une automate [19]», une chose qui n’a d’animée que l’apparence et qui se trouve privée de toute spontanéité vivante et inventive. L’emploi de cette métaphore prend ici tout son sens. La capacité à agir de son plein gré, la liberté de Marie-Claire ont été oblitérées. Le non-respect de son humanité, son ravalement au rang de moyen de jouissance a entaillé sa subjectivité. En proie à la honte et à la culpabilité pour un crime qu’elle n’a pas commis, mais subi, elle développera ensuite une conduite d’échec.

Le vécu de Marie-Claire correspond à la description du traumatisme donnée par Ferenczi, à laquelle réfère la psychosociologue Lise Poirier Courbet dans Vivre après un viol : « Le choc est équivalent à l’anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vue de défendre le soi propre. […] La commotion psychique survient toujours sans préparation. Elle a dû être précédée par le sentiment d’être sûr de soi, dans lequel, par suite des événements, on s’est senti déçu ; avant on avait trop confiance en soi et dans le monde environnant ; après, trop peu ou pas du tout. [20]»

La psychotraumatologue Muriel Salmona explique en effet que « l’atteinte à la dignité et à l’intégrité corporelle et sexuelle, la déshumanisation, la dégradation et la chosification de leur corps que subissent les victimes de violences sexuelles est extrêmement traumatisante, d’autant plus que l’agresseur met en scène qu’il jouit avec cruauté de cette destruction et du vécu d’annihilation de sa victime, ainsi que de sa terreur et de sa détresse. Avec les violences sexuelles, le monde bascule dans un chaos transgressif inhumain, les victimes de viols se décrivent très souvent comme mortes de l’intérieur. [21]»

Helen Rawson, l’une des femmes dont le témoignage fut publié en 1975 par la sociologue Diana dans Politics of Rape confie qu’après avoir été dissuadée par la police locale de porter plainte, elle a retourné contre elle la colère qu’elle éprouvait à l’égard de « l’ami » qui lui avait menti, qui l’avait brutalisée et violée. Parce qu’elle lui avait fait confiance, elle eut honte d’elle-même, comme Marie-Claire [22].

La faute à Rousseau ?

La culture du viol parvient à ce que la victime se sente coupable à la place du violeur. Elle véhicule des représentations sexistes qui conduisent certains hommes à se sentir en droit d’imposer leur désir à des « sans-pouvoir  [23] », considéré·es comme des sans-valeur. À coup de stéréotypes, le discrédit est jeté sur les victimes qui osent dénoncer des violences sexuelles enfouies par leurs perpétrateurs dans les méandres d’une « conscience obscure [24]. » Hystériques, menteuses, aguicheuses, de mœurs douteuses… elles sont supposées consentantes. Leur non-consentement a longtemps semblé inconcevable.

Rousseau, par exemple, a déployé force sophismes paradoxaux pour faire valoir que quand une femme dit « non », il faut entendre « oui » [25] : les femmes se doivent d’être pudiques et réservées, il leur échoit donc de se refuser…  afin d’exciter les désirs des hommes. Car ceux dont Rousseau dit qu’ils sont actifs et forts semblent impuissants s’ils ne sont pas forcés à user de force [26].

Or, s’ils n’usent pas de force, les femmes ne seront plus en mesure de laisser croire que « l’union des sexes » est contraire à leur dignité. Elles paraîtront dépravées, incapables de maîtriser le désir illimité dont Rousseau les dote et que brident la pudeur et la honte [27]. C’est en fait à la femme que revient l’initiative décisive du coït, puisque celui qui lui fait des avances, « elle doit le contraindre à trouver sa force et à en user [28] ». La résistance d’une femme est donc fausse, tout comme l’est la violence d’un homme, à laquelle il est permis de céder et de s’abandonner sans se déshonorer. D’ailleurs, lorsqu’une femme n’est pas consentante, elle met l’importun hors d’état de la violenter, puisque « la nature […] a pourvu le plus faible d’autant de force pour résister quand il lui plaît [29] ». Il n’y a donc pas de viol possible.

Implacable logique qui oblitère la violence des dominants et aliène les femmes en les empêchant de signifier leur désir tout autant que son absence. Logique perverse, qui inverse le sens des signes. La force est faiblesse et la faiblesse est maîtresse d’un jeu dont les règles sont pourtant énoncées par ses gagnants. Mais comme ils s’en prétendent les perdants… Non, décidément, pas de viol possible puisque « le plus libre et le plus doux de tous les actes n’admet point de violence réelle [30] », que le mérite de l’homme est dans sa puissance – « il plaît par cela seul qu’il est fort [31] », que cette puissance a été volontairement attisée par une femme qui, « attaquée », ne peut dès lors que consentir à laisser « l’attaquant » être le plus fort [32]. Rousseau n’admet la possibilité d’une « violence réelle » qu’en note de bas de page [33], possibilité qui, masquée par la nuée argumentative qui la précède, paraît incompréhensible [34]. Les paradoxes masculinistes déployés ont pour effet de rendre inaudible le non-consentement d’une femme et inimaginable la violence d’un homme ; ils laissent aussi à penser que toute femme se doit d’être masochiste [35].

Car, déclare le philosophe, en téléologue tout aussi sachant que l’Être suprême, « la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme [36]». Donc « toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utile, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance [37] ».

Susan Moller Okin observe dans son ouvrage Women in Western Political Thought que Rousseau est celui des penseurs qui « avec exagération, et presque avec une ferveur hystérique quelquefois, développe toutes celles des assertions les plus communément tenues qui, au sein de notre culture patriarcale, ont rationalisé la mise à l’écart et l’oppression des femmes tout au long de l’histoire du monde occidental [38]». Le point de vue de Rousseau est emblématique, parce qu’il est loin d’être isolé [39] et que l’Émile exercera une grande influence [40]. Les juristes du XVIIIe siècle accréditent, si l’on peut dire, les soupçons qui s’abattent sur les femmes osant se plaindre d’avoir été violées. Quant à l’analyse du viol par les philosophes des Lumières, elle atteste, conclut Georges Vigarello, de ce qu’ils ne tiennent pas la femme pour un sujet [41].

Le contexte de la domination masculine ruine la possibilité d’un consentement assumé – il suppose l’autonomie, la volonté libre et donc l’égalité du sujet qui l’exprime. Mais un apparent consentement, qui n’est que résignation, est imputé aux opprimées, rendues responsables de leur oppression par ce tour de passe-passe patriarcal [42].

L’impunité des agresseurs est ainsi assurée, ce qui les confirme dans leur sentiment de supériorité, de valoir socialement davantage [43], tandis que leurs victimes sont, la plupart du temps, durablement affaiblies, privées d’une partie de leur capacité d’agir.


[1] M. -C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Gallimard, 2006, p. 250.

[2] Déposition de Marie-Claire Chevalier au procès de sa mère et de ses « complices » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Paris, Gallimard, 2e édition, 2006, p. 59 ; voir aussi p. 60.

[3] Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, p. 19. La déposition de Marie-Claire lors de son propre procès n’a pas été publiée. Marie-Claire étant mineure, son procès s’est déroulé à huis clos. Publier la sténotypie des débats du procès de Michèle Chevalier et de ses « complices » constituait en soi un acte de désobéissance civile car il était interdit de rendre compte des audiences concernant un avortement en raison de la condamnation de tout ce qui pouvait passer pour une publicité faite à cette pratique illégale (article 39 de la loi du 29 juillet 1881).

[4] M .-C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 246.

[5] M .-C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 244.

[6] Daniel P., le violeur, est quelquefois présenté comme un camarade de classe mais, dans son témoignage (« Je me souviens de tout », 2005), Marie-Claire dit qu’il faisait partie de la bande du quartier, non pas qu’il allait au même lycée qu’elle.

[7] Catherine Valenti, Bobigny, le procès de l’avortement, op. cit., p. 55.

[8] Catherine Valenti dit que Marie-Claire accepte d’autant plus que la mère de Daniel P est censée être là (Bobigny, le procès de l’avortement, op. cit,  p. 56) ; mais, dans son témoignage, Marie-Claire précise au contraire : « Il m’a dit qu’il devait passer chez lui parce que sa mère n’était pas là et qu’il attendait des copains pour organiser une fête » (M.-C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Gallimard, 2006, p. 244).

[9] M. -C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 244.

[10] Ibid., p. 244-245.

[11] C. Valenti, Bobigny, le procès de l’avortement, op. cit., p. 57.

[12] S. Brownmiller, Against our Will : Men, Women and Rape, Fwacett Colombine, New York, 1975 (on trouve le pdf en accès libre sur Internet) ; Le viol, Paris-Montréal, Stock-éditions l’Étincelle, 1976, p. 456. Rappelons la thèse de S. Brownmiller, énoncée dès l’introduction : le viol est un moyen d’intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans la peur. La part de racisme latent dont sont empreint les ouvrages de S. Brownmiller et de Diana Russell (que j’évoquerai plus loin), ont été critiqués par Angela Davis, voir Pauline Delage, « Après l’année zéro. Histoire croisée de la lutte contre le viol en France et aux États-Unis », Critique internationale, n° 70, 2016/1, p. 28.

[13] « It is, in one act, both a blow to the body and a blow to the mind » (S. Brownmiller, op. cit., p. 377).

[14] Les articles publiés par Noémie Renard sur son blog fournissent des analyses claires et précises de la culture du viol, voir notamment Antisexisme.net https://antisexisme.net/2013/02/17/les-cultures-enclines-au-viol/#more-773

[15] ou domination sociale du masculin sur le féminin, autrement dit, « l’“universalité” ou quasi-universalité de la non-reconnaissance des femmes comme individus à part entière au même titre que les hommes », fait observé dans toutes les cultures selon l’anthropologue Françoise Héritier, voir Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, « Hors collection », 1996, « Chapitre I. La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? », p. 15-29 ; conclusion, p. 289-303.

[16] « Le viol est un crime principalement commis par des hommes sur des femmes avec une dynamique de pouvoir à l’œuvre, dans un système appelé patriarcat, résume Valérie Rey-Robert, La culture du viol à la française, éditions Libertalia, 2019, p. 28.

[17] Selon une étude publiée en 1991 de Neil Malamuth et al. http://www.sscnet.ucla.edu/comm/malamuth/pdf/91jccp59.pdf citée par Valérie Rey-Robert, op. cit., p. 58.

Pour une méditation poétique et cathartique sur Les violences sexuelles, voir Isabelle Alentour, Ainsi ne tombe pas la nuit, éditions iXe, 2019 https://www.editions-ixe.fr/catalogue/ainsi-ne-tombe-pas-la-nuit/. Isabelle Alentour laisse résonner en elle la souffrance de femmes violées dans les prisons syriennes, qui se sont exprimées dans le remarquable documentaire de Manon Loizeau et Annick Cojean , Le cri étouffé. Extrait : « Les corps des femmes sont violés, les femmes et leurs corps sont violés par des hommes qui prétendent qu’il n’existe pas de mots pour dire le corps des femmes, et qui, en l’absence de mots, dans leur absence de langage de chiens violents, violent et massacrent les femmes dans la nuit claire. » (p. 13)

Depuis un point de vue queer, la grande reporter de guerre Carolin Emcke interroge nos représentations et nos silences sur les violences sexuelles commises sur les « sans-pouvoir » (Quand je dis oui…, éditions du Seuil, 2019).

Catherine Malabou (Changer de différence, le féminin et la question philosophique, Galilée, 2010) et Manon Garcia (La conversation des sexes, Flammarion, 2021) abordent philosophiquement les questions du rapport violent au corps des femmes et du consentement. 

[18] « Le viol est une affaire de pouvoir, où la jouissance de la domination l’emporte sur le désir sexuel », résume Michelle Perrot dans sa préface à En Finir avec la culture du viol, de Noémie Renard (Les petits matins, 2018, p. 13).

Bien évidemment, l’époque contemporaine n’est pas seule concernée. Dans son Histoire du viol, G. Vigarello cite Nicole Gonthier qui attribue des viols commis au Moyen Âge à une « déviation du désir sexuel où s’exercent tout à la fois la recherche d’une jouissance physique et la volonté de démontrer sa supériorité sur un être plus faible, que la soumission avilit » (G. Vigarello, Histoire du viol [1998], Points, 2000, p. 35 ; N. Gonthier « les victimes de viol devant les tribunaux d’après les sources dijonnaises et lyonnaises », Criminologie, n° 2, 1994, p. 10 https://www.erudit.org/fr/revues/crimino/1994-v27-n2-crimino938/017353ar/).

[19] M. -C. Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 245.

[20] Sándor Ferenczi, « Réflexions sur le traumatisme », Œuvres complètes 1927-1933, tome IV, Payot, 2007, p. 139  cité par Lise Poirier Courbet, Vivre après un viol, chemins de reconstruction, Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 2015, chapitre 3 « Se confronter à la mort ». À partir de sa propre expérience – elle a été étranglée et violée quand elle avait 16 ans – et d’entretiens réalisés avec huit femmes ayant été violées, l’autrice analyse en sociologue clinique les conséquences d’un viol, qui vont du traumatisme, de la confrontation avec la mort, la honte et la culpabilité au relèvement.

[21] M. Salmona, «  Les violences sexuelles : un psychotraumatisme majeur qu’il est essentiel de prendre en compte pour rendre justice aux victimes, les secourir, les protéger et les soigner » in E. Ronai et E. Durand (eds), Violences sexuelles : en finir avec l’impunité, Dunod, mars 2021. (https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2021_violences_sexuelles_un_psychotraumatisme_majeur.pdf)

Présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, Muriel Salmona œuvre depuis de nombreuses années à la reconnaissance des psychotraumatismes qu’engendrent les violences sexuelles ; le site de son association comporte de nombreuses ressources sur cette question.

Dans cet article précédemment cité, elle rappelle que « les violences sexuelles sont de graves atteintes aux droits, à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des victimes, aux conséquences dévastatrices sur leur vie. Ce sont des violences sexo-spécifiques, haineuses et discriminatoires, d’une grande ampleur faisant partie d’un continuum de violences que 20 % des femmes et des filles subissent dès leur plus jeune âge : elles sont les principales victimes (80 %), et les hommes, les principaux auteurs (90 %). […] Les violences sexuelles font partie, avec les tortures, des traumatismes psychiques les plus sévères et sont associées à des effets catastrophiques à long terme sur la santé mentale et physique des victimes et sur leur parcours de vie. »

[22] Diana E.H. Russell, The Politics of Rape: The Victim’s Perspective, New York, Stein and Day, 1975, p. 88 et suivantes. L’un des premiers ouvrages qui adoptent sur le viol la perspective de la victime. (Le copyright date de 1974, mais l’ouvrage consulté a été publié en 1975). Il a été réédité en 1984 et 2003.

Voir aussi Noémie Renard, Pour en finir avec la culture du viol, Les Petits matins, 2018, p. 39 et suivantes.

[23] Je reprends la formulation de Carolin Emcke (Quand je dis oui…, op. cit.).

[24] Dans la France ancienne, observe Georges Vigarello, les violeurs semblent ne pas avoir le sentiment de s’être rendus coupables de violence ; cette mauvaise foi, encouragée par un foncier sexisme, l’historien la qualifie de « conscience obscure ». Le désir et le plaisir de l’agresseur l’empêcheraient d’entendre les cris de sa proie en tant que tels. S’il y a procès, sauf exception, « l’univers de l’agresseur » s’impose. Il n’aurait aucune peine à persuader que sa victime l’a provoqué, même si elle n’est encore qu’une enfant (G. Vigarello, Histoire du viol [1998], Points, 2000, p. 34 et suivantes.).

[25] Rousseau, Émile ou De l’éducation, Œuvres complètes, t. IV, Gallimard, Pléiade, p. 693 sq.

[26] « Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non pas de la même manière. (…) L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible ; il faut nécessairement que l’un veuille et puisse ; il suffit que l’autre résiste peu. » « … pour que l’attaquant soit victorieux, il faut que l’attaqué le permette ou l’ordonne ; car que de moyens adroits n’a-t-il pas pour forcer l’agresseur d’user de force ? » Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 693 et p. 695.

[27] Ibid., p. 694-695.

[28] Rousseau, Ibid., p. 694.

[29] Rousseau, Ibid., p. 695.

[30] Ibid., p. 695. Cette tautologie est contredite par le rappel à une réalité non strictement discursive. Il faut opposer à cette logique de la poudre aux yeux qui instaure une confusion entre le normatif et le réel et prétend masquer ce qui est sous ce qui devrait être, que la violence réelle est non seulement possible mais indéniable et que le viol est précisément pour sa victime la négation de la liberté et de la douceur. Cependant, G. Vigarello cite de nombreux exemples où jusques et y compris les coups et blessures dont les viols se sont accompagnés ont été ignorés par la justice (op. cit., p. 50 sq) et l’on verra plus loin que dans les années 1970, le déni des violences sexuelles conservait de l’efficience. 

[31] Ibid., p. 693 : « Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe, son mérite est dans sa puissance, il plaît par cela seul qu’il est fort . »

[32] Ibid., p. 696.

[33] Ibid., p. 696.

[34] Les juristes faisaient eux aussi valoir qu’une femme avait assez de force pour se défendre contre un homme si elle n’était pas consentante ; Voltaire et Diderot ne furent pas en reste ; voir G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 54 sq.

[35] À mettre en parallèle avec le masochisme dont Rousseau témoigne dans Les Confessions (voir le chapitre 1 notamment).

[36] Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 693.

[37] Ibid., p. 703.

Sur le masculinisme de Rousseau, voir le génial opuscule de Sarah Kofman, Le Respect des femmes (Galilée, 1982). Le livre V d’Émile ou de l’éducation, témoigne, écrit-elle, de « toute une opération de maîtrise, sociale, masculine, que Rousseau répète pour son propre compte. Sous couvert de faire entendre de nouveau la voix étouffée de la nature, de défendre la finalité naturelle ; comme toujours ce sont les fins phallocratiques de l’homme dont Rousseau se fait l’avocat. »

Est également précieuse la lecture féministe que fait de Rousseau Susan Moller Okin dans le chapitre « Rousseau and the Modern Patriarchal Tradition » de Women in Western Political Thought (Princeton University Press, 1979, réédité en 1992 et 2013).

Geneviève Fraisse s’est également attachée à invalider la thèse d’un Rousseau penseur éclairé. Voir notamment Muse de la raison [1989], Gallimard, coll. Folio histoire, 1995, p. 115-116 : « Si la femme est un être pour autrui et jamais un être pour soi, c’est, par temps démocratique, malaisé à justifier » (voir aussi p. 75, p. 115 sq, p. 272, pp. 330-331 sq) ; Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, pp. 16-17, pp. 34-35, p. 106…, 2000 ; Les femmes et leur histoire [1998], Gallimard, coll. Folio histoire, réédition en 2010, p. 172 sq ; La fabrique de l’histoire, Le passager clandestin, Congé-sur-Orne, 2012, p. 265-282.

[38] S. M. Okin, « Rousseau and the Modern Patriarchal Tradition » in Women in Western Political Thought, Princeton University Press, 1979, réédité en 1992 et 2013, éd. de 1992, p. 99 ; ma traduction. Cet ouvrage n’est pas traduit en français, ce qui est bien dommage, et au fond, révélateur.

[39] Au XVIIIe P. Muyart de Vuglans juge par exemple que si une femme ne s’est pas suffisamment défendue, si elle n’a pas assez protesté et crié, c’est qu’elle a consenti (« s’il est prouvé qu’il n’y a eu que les premiers efforts ce n’est point le cas de viol », Institutes au droit  criminel, Paris, 1757, p. 498, cité par G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 51. G. Vigarello multiplie les exemples qui attestent de la prégnance de la culture du viol sous l’Ancien Régime (p. 50 sq) : en résumé, il faut qu’une femme soit une sainte pour qu’elle ne soit pas soupçonnée de mentir et « l’irrésistible croyance que la femme a cédé volontairement s’impose sourdement » (Vigarello, op. cit., p. 54).

G. Vigarello observe qu’au XIXe, en dépit de la prise en compte progressive de leur point de vue, les victimes continuent d’être blâmées et d’avoir honte. Dans son Précis de médecine légale, publié en 1911, Charles Vibert juge impossible qu’une femme « qui sait ce que sont les rapports sexuels, et qui est en possession de ses forces » puisse être violée par un homme seul (cité par G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 243).

Il faudra attendre les années 1970, et le combat féministe contre les violences sexuelles, pour que la société cesse de dénier les violences sexuelles et la souffrance des victimes. Le procès d’Aix marque à cet égard un tournant décisif. Rappelons que lors de ce procès d’Aix (https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Tonglet-Castellano), le non-consentement d’Anne Tonglet et Araceli Castellano a été mis en doute alors même qu’elles étaient lesbiennes, qu’elles avaient déposé plainte immédiatement après le départ des trois violeurs et qu’elles portaient des traces indéniables de tabassage  et que le rapport de police précisait qu’elles étaient en état de choc !

Voir aussi Ernestine Ronai, « Chapitre 1. Histoire du viol », in E. Ronai (éd.), Violences sexuelles. En finir avec l’impunité. Paris, Dunod, 2021, p. 9-19.

[40] Voir Caroline Fayolle, La femme nouvelle, Genre, éducation, Révolution (1789-1830),Paris,CTHS, 2017, p. 14 sq

[41] G. Vigarello, Histoire du viol, op. cit., p. 55-58. Voltaire et Diderot abondent dans le sens des préjugés sexistes de l’époque, mais ils ne vont pas jusqu’à affirmer, comme le fait Rousseau, que les femmes exciteraient la violence dont elles sont les victimes, parce qu’elle leur plairait et qu’elle les excuserait de céder à leur assaillant.

[42] Céder n’est pas consentir, rappelle Manon Garcia à la suite de Nicole-Claude Mathieu. Je recommande chaudement la lecture de l’ouvrage de Manon Garcia, La Conversation des sexes, Philosophie du consentement (Flammarion, 2021), sur ce sujet précisément, voir notamment « Consentement sexuel, galanterie à la française et égalité des sexes », p. 47 sq ; « Le genre du consentement » p. 156 sq., p. 168, p. 171…

Lenaïg Bredoux a réalisé pour Mediapart un entretien avec Manon Garcia : https://www.mediapart.fr/journal/france/261021/manon-garcia-le-concept-de-consentement-peut-changer-la-societe

Interview de Manon Garcia Par Guillaume Erner aux Matins de France culture : https://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-e-des-matins/le-consentement-une-nouvelle-revolution-sexuelle-avec-manon-garcia et https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/le-bdsm

Entretien de Manon Garcia avec Lucas Chaintrier (la librairie Mollat) : https://www.youtube.com/watch?v=__3dLDSVFrA

[43] Le cas de Zemmour, à cet égard, est emblématique puisqu’il s’évertue de livre en livre à développer une idéologie phallocratique, où la culture du viol tient une place de choix, et qu’il est accusé par 8 femmes de violences sexuelles https://www.mediapart.fr/journal/france/080322/violences-sexuelles-huit-femmes-accusent-eric-zemmour

Sur l’apologie zemmourienne des violences sexuelles et son sexisme : https://www.franceinter.fr/politique/articles-livres-discours-nous-avons-exhume-25-ans-de-sorties-sexistes-d-eric-zemmour

Extraits du Premier sexe (cités dans l’article précédent) : « Un garçon ça va, ça vient ; un garçon ça entreprend, ça assaille et ça conquiert, ça couche sans aimer, pour le plaisir et pas pour la vie », « ça prend et ça jette, un garçon, ça goûte sans s’engager, c’est dans le multiple et non dans l’unique, Casanova plutôt que la princesse de Clèves. »

Les féministes « ont toujours considéré, en le disant ou sans oser le dire, la pénétration comme une conquête, une invasion, un viol même lorsqu’elle est consentie. Ce qui n’est d’ailleurs pas faux. Tous les mots du vocabulaire viril qui évoquent l’acte sexuel ont un rapport avec la force et la tromperie : prendre, posséder, baiser, niquer, sauter. »

Extrait de La France n’a pas dit son dernier mot (2021) : «… dans une société traditionnelle, l’appétit sexuel des hommes va de pair avec le pouvoir ; les femmes sont le but et le butin de tout homme doué qui aspire à grimper dans la société. Les femmes le reconnaissent, l’élisent, le chérissent. »

« DSK, menottes derrière le dos entre deux cops new-yorkais, marchant tête baissée, c’est un renversement de mille ans de culture royale et patriarcale française. C’est une castration de tous les hommes français. Le séducteur est devenu un violeur, le conquérant un coupable. ‘L’homme à femmes’ était loué pour sa force protectrice, il est enfermé et vitupéré pour sa violence intempérante. » (où il omet de s’aviser que ces faits contredisent le mythe des femmes aimant les prédateurs virils).

Marie-Claire et Michèle Chevalier lors de la relaxe de Marie-Claire, le 11 octobre 1972.

Hors la loi de Pauline Bureau : la parole est à Marie-Claire Chevalier

Autour de Marie-Claire et Michèle Chevalier, au centre, la collègue et amie, Mme Duboucheix (à gauche, jouée par l’extraordinaire Danièle Lebrun, Simone de Beauvoir également), et Mme Bambuck, la faiseuse d’anges, magistralement interprétée par Martine Chevallier (aussi Marie-Claire à 60 ans). À Droite, Gisèle Halimi (l’énergique Françoise Gillard). © Brigitte Enguérand, 2019.

Réédition de mon article publié en octobre 2020 sur mon blog Mediapart.

Dans Hors la loi, qui fut plusieurs fois à l’affiche du Vieux-Colombier, à Paris, depuis sa création en 2019, Pauline Bureau rend un franc femmage au courage de Marie-Claire et de Michèle Chevalier. Défendues par Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny, en 1972, la fille et la mère ont osé revendiquer le droit d’avorter et se sont ainsi haussées au rang d’actrices de l’émancipation des femmes.

Une histoire vraie

« Voulez-vous contraindre les femmes à donner la vie par échec, par erreur, par oubli ? [1]», demanda Gisèle Halimi aux juges de la deuxième Chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny. On était en novembre 1972, la loi de 1920, tempérée par celle de 1923, qui interdisait la contraception et l’avortement, sévissait encore, et les avortements clandestins non médicalisés faisaient des mortes, des dialysées, des stériles et des traumatisées.

Annie Ernaux en a témoigné dans L’événement : il y a un avant et un après, et si, en 2000, l’écrivaine est devenue fière de s’être rendue à la rencontre de la vie et la mort, « d’être allée jusqu’où les autres n’envisageront jamais d’aller [2]», en 1964, l’étudiante qui avorta a mis du temps à pouvoir lire et écrire à nouveau.

Comme L’événement d’Annie Ernaux, Hors-la-loi, de Pauline Bureau, raconte une histoire vraie.

En novembre 1971, enceinte à la suite d’un viol, Marie-Claire Chevalier avorte clandestinement. Elle a 16 ans. Elle fait une hémorragie. Sa mère, Michèle Chevalier, parvient à ce qu’elle soit prise en charge dans une clinique, en faisant un chèque sans provisions. Marie-Claire est sauvée, mais peu après, elle est arrêtée, tout comme sa mère. Pris en flagrant délit de vol de voiture, dans l’espoir de se tirer d’affaire, son violeur l’a dénoncée à la police.  L’avortement est un délit. L’adolescente, sa mère et ses « complices » sont inculpées, alors même qu’elles se sont contentées d’enfreindre une loi ôtant aux femmes le droit de disposer de leur corps. Une loi datant des années vingt, qui fait primer la fécondité des femmes sur leur désir et leur volonté. Une loi, rappellera Gisèle Halimi dans sa plaidoirie sans détour, qui « a connu ses plus beaux jours dans les tribunaux du maréchal Pétain [3]». Une loi qui ne « ‘colle’ plus à la réalité sociale [4]» et que, d’ailleurs, 343 femmes et 560 médecins ont l’année précédente déclaré publiquement avoir transgressée [5] sans pourtant avoir êté inculpé.es.

Le procès de Marie-Claire a lieu en octobre 1972, à huis clos, car elle est mineure. Un mois plus tard, lors du second procès, celui de Michèle Chevalier et de ses deux collègues à la RATP – Renée Sausset et Lucette Duboucheix –  et bien sûr aussi celui de Micheline Bambuck, la malheureuse secrétaire qui réalisa l’avortement de Marie-Claire, Gisèle Halimi ne manqua pas de souligner ce qu’avait de « démentiel [6] » le fait que quatre femmes soient jugées par quatre hommes pour ne pas avoir consenti au destin « des bêtes de reproduction [7] » qui servent à « des fins sociales pour lesquelles elles ne sont pas consultées [8].»

 Une justice de classe

De cette histoire vraie, beaucoup ne connaissent qu’un versant – la plaidoirie de Gisèle Halimi, qui accuse la loi et dénonce l’injustice sociale, et les dépositions de Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Françoise Fabian, Michel Rocard, Jacques Monod, Jean Rostand, François Jacob… qui se relaient à la barre en novembre 1972, lors du procès des  dites « complices » de Marie-Claire. Le procès politique est célèbre, le drame social l’est moins – Michèle Chevalier élève seule ses trois filles (Hors la loi en omet une) avec le maigre salaire d’une employée du métro (1 500 F dont 500 F de loyer dans une H.L.M).

Elle-même d’origine populaire [9], Gisèle Halimi a dénoncé avec force dans sa plaidoirie « la justice de classe », l’iniquité d’une société qui ne punit que les plus démunies d’un supposé crime dont les autres sont exonérées :

« C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée. Voilà vingt ans que je plaide (…) et je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’État, ou pour la femme d’un médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou d’un P.-D.G. de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs. [x]»

Mais le drame que vécut Marie-Claire, et qui se prolongea bien au-delà de son heure de célébrité, immédiatement cher payée, était le plus souvent ignoré, jusqu’à ce que Pauline Bureau le porte sur scène – elle est à la fois l’autrice et la metteuse en scène de Hors la loi. La pièce repose notamment sur le témoignage aigu et poignant qu’à 50 ans, en 2005, Marie-Claire a donné des épreuves qu’elle a traversées :

« J’étais dans le trou. Je n’avais pas été condamnée mais je n’arrivais pas à refaire surface. 

Un jour, dans le métro, une femme m’a reconnue. Elle m’a traitée de criminelle en me criant qu’un fœtus était un enfant et qu’on n’a pas le droit de tuer un enfant.  Je suis descendue précipitamment à la station suivante. J’étais comme une folle. J’ai eu envie de me jeter sous la rame. [11]»

Fin de la première partie

En attendant (Sur la loi de 1920 et le procès de Bobigny, lire sur Mediapart l’article d’Antoine Perraud, « L’irréductible vigie que fut Gisèle Halimi »)

[1] Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Gallimard, 1973, p. 204.

[2] Annie Ernaux, L’Événement, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 119.

[3] Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 206.

[4] Ibid., p. 207.

[5]  Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 191-192. Il s’agit des 363 signataires du manifeste publié par Le Nouvel observateur, le 5 avril 1971 et des 560 médecins signataires d’un manifeste en faveur de la liberté d’avorter publié par Le Nouvel observateur le 3 mai 1971.

[6] Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 210.

[7] Ibid., p. 211.

[8] Id.

[9] Elle raconte dans Le lait de l’oranger son enfance douce-amère à Tunis, entre un père qui l’adorait, après avoir considéré la naissance d’une fille comme une atteinte à sa virilité, et une mère soumise qui plaidait en faveur de la résignation. Le Lait de l’oranger, Gallimard 1988 ; édition folio, 1991.

[10] Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 189-190.

[11] Marie-Claire Chevalier, Postface au Procès de Bobigny, op. cit., p. 250.

« Je me souviens de tout… » (deuxième partie)

Écrite et mise en scène par Pauline Bureau au théâtre du Vieux-Colombier à Paris, en 2019 et 2020, Hors la loi donne la parole à Marie-Claire Chevalier, jugée en 1972 pour avoir bravé l’interdiction d’avorter. À 60 ans, elle se souvient du viol et de son hébètement, de la sonde et de l’hémorragie qui faillit lui coûter la vie, du procès de Bobigny, qui la rendit célèbre du jour au lendemain, et de sa tendance, ensuite, à rater tout ce qu’elle entreprenait.

« Forcée » par un camarade, qui l’a menacée en brandissant une paire de ciseaux, Marie-Claire tombe enceinte. Elle décide d’avorter clandestinement. Elle a 16 ans. Mme Bambuck, secrétaire de son état, introduit une gaine de fil électrique dans son utérus.

« J’ai gardé ça trois semaines dans mon ventre, se souvient Marie-Claire. J’avais très mal […]. J’allais tout de même au collège, mais c’était très dur avec ce bout de gaine qui pendait entre mes cuisses. Je donne tous ces détails pour que les filles d’aujourd’hui sachent comment les choses se passaient et ce qu’elles doivent à celles qui, comme Gisèle Halimi ou Simone Veil, se sont battues pour qu’elles aient le droit et la possibilité de choisir d’avoir ou non des enfants. [1] »

La loi de 1920, qui fit de l’avortement un crime, tempérée par celle de 1923, qui en fit un délit, sévit encore en 1971 [2]. Dénoncée par son violeur pris en flagrant délit de vol de voiture, Marie-Claire est inculpée, celles qui l’ont aidée aussi.

« J’étais à peine remise de ce que je venais de vivre, mon viol, mon curetage, la peur, la honte, le mal que j’avais fait à ma mère, et maintenant on allait nous mettre en prison comme des criminelles. [3]»

Employée à la RATP, Michèle Chevalier, sa mère, élève seule ses trois filles. Elle « n’était pas disposée à se laisser faire [4] ». C’est elle qui pense à faire appel à Gisèle Halimi. Michèle Chevalier avait lu le récit donné par l’avocate anticolonialiste de sa défense de Djamila Boupacha, indépendantiste algérienne violée et torturée par des militaires français [5]. (Le récit de Gisèle Halimi diffère sur ce point : ce serait Mme Bambuck qui l’aurait la première contactée, La cause des femmes, Gallimard, Folio, 1992, p. 99.)

Marie-Claire rappelle ce que Gisèle Halimi répondit à sa mère :

« Je vous défendrai. Mais ça va être difficile. Vous pouvez demander pardon et vous serez quand même condamnée. Mais pas trop. Ou vous pouvez attaquer, dire que la loi est injuste, que les femmes sont des victimes… Et si vous choisissez cette voie, il vous faudra du courage, jusqu’au bout, quoi qu’il arrive…[6] »

Relaxée… sans être libérée

Marie-Claire, Michèle et ses « complices » – Lucette Duboucheix, Renée Sausset et Micheline Bambuck – eurent le cran d’accepter que l’avocate féministe fasse de leurs procès successifs celui d’une société qui refusait encore aux femmes le droit de disposer de leur corps. Aux côtés de Gisèle Halimi, Danièle Ganancia, qui s’occupa avec elle de Marie-Claire et de Michèle Chevalier ; Monique Antoine, qui défendit Mme Sausset et deux autres avocats.
La relaxe de l’adolescente, en octobre 1972, puis les condamnations dérisoires des autres, en novembre de la même année, représentèrent une victoire décisive pour toutes les féministes, celles de Choisir la cause des femmes, fondé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, comme pour celles du MLF. Mais cette victoire ne devint pleinement celle de Marie-Claire que bien plus tard, lorsqu’elle parvint enfin à se libérer du sentiment de culpabilité et de la honte qui l’ont longtemps entravée. C’est cette histoire-là aussi, douloureuse et moins glorieuse, grevée d’errements et d’échecs, que Pauline Bureau raconte dans Hors la loi, un destin personnel à la fois lié à la conquête collective des droits sexuels et reproductifs et qui en demeure néanmoins disjoint.

 Une dramaturge engagée

S’appuyant sur la postface rédigée en 2005 par Marie-Claire Chevalier lors de la réédition des débats et des plaidoiries du procès de Bobigny, ainsi que sur les échanges qu’elle a eu avec elle après avoir retrouvé sa trace, Pauline Bureau se fonde aussi sur les écrits de Gisèle Halimi et d’autres féministes qui furent également partie prenante de cette avancée capitale des droits des Françaises. Et elle parvient à nous faire saisir au vif de notre chair l’aliénation qui demeure le lot de toutes celles qui dans le monde sont toujours privées du droit d’avorter [7].

Une aliénation qui peut faire retour. À l’entrée de la salle du Vieux-Colombier, superbement drapée de velours rouge, une vidéo le rappelle opportunément : le droit à l’avortement est régulièrement remis en question, même en France. L’extension du délai légal de 12 à 14 semaines de gestation, la possibilité de recourir à des sages-femmes jusqu’à la dixième semaine et la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG pour les médecins, votées le 8 octobre dernier par l’Assemblée nationale, seront-elles entérinées par le Sénat ? Dès le 12 octobre, l’Académie de médecine s’est opposée au texte adopté, fournissant aux sénateurs, majoritairement de droite, des pseudo-alibis médicaux. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) n’y voit, lui, aucune objection, mais recommande de maintenir la clause de conscience… (Actualisation du 13 mars 2022 : le 2 mars le droit à l’avortement a été renforcé et le délai légal porté à 14 semaines, en revanche, les médecins peuvent toujours invoquer la clause de conscience pour refuser de pratiquer un avortement ; lire l’article récapitulatif de Liliane Charrier et Isabelle Mourgere publié le 22 février 2022 sur Terriennes)

Rendre justice

Auteure et metteuse en scène engagée, Pauline Bureau est dotée d’un parfait sens de l’équilibre entre poignant et comique. Elle entrelace avec beaucoup de sensibilité et d’élégance le drame personnel traversé par Marie-Claire, et la dimension politique du procès de son avortement, le célèbre procès aux prestigieux témoins qui marqua un tournant dans la lutte pour la légalisation de l’avortement.

« Il y a, dans mon travail d’écriture, explique-t-elle, l’idée de rendre justice. On a beaucoup caricaturé les féministes des années 1970. Il est temps de faire émerger de nouveaux récits sur ces milliers de femmes qui se sont battues dans un monde qui leur était extrêmement défavorable. »

[1] Marie-Claire Chevalier, Postface (2005) à Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, Gallimard, 2006, p. 246.

[2] Voir Gisèle Halimi, La cause des femmes, Gallimard, Folio, 1992, p. 125 et suiv.

[3] M.-C ; Chevalier, Postface, op. cit., p. 247.

[4] Ibid.

[5] Publié par Gallimard en 1962.

[6] M.-C. Chevalier, Postface, op. cit., p. 248.

[7] En 2017, 42 % des femmes dans le monde ne disposaient pas de ce droit.

Le combat pour l’avortement : Marie-Claire Chevalier et le procès de Bobigny – Première partie

11 octobre 1972, sortie du tribunal pour enfants de Bobigny : relaxe de Marie-Claire Chevalier (à droite). Elle était poursuivie pour avortement illégal ; au centre, Michèle Chevalier, sa mère, qui sera jugée 3 semaines plus tard ; à gauche : Gisèle Halimi, leur avocate. Le procès de Bobigny est une étape décisive de la libéralisation de l’avortement en France. Partie d’une photo publiée dans Simone de Beauvoir de Claudine Monteil, Timée-éditions, 2006 ©KEYSTONE-France/GHFP

Marie-Claire Chevalier est morte le 23 janvier, à 66 ans. En 1972, inculpée pour avoir avorté, elle avait accepté que Gisèle Halimi transforme son procès en plaidoyer féministe pour la liberté de disposer de son corps. Pas facile d’être une avortée médiatisée à 17 ans, à une époque où la mainmise patriarcale sur le corps des femmes n’est encore qu’à peine desserrée.

« Je vous défendrai, mais ça va être difficile »

Le Procès de Bobigny, en octobre et novembre 1972, est une étape décisive de la lutte pour la légalisation de l’avortement. Au cœur de ce procès, il y a, bien sûr,  Gisèle Halimi qui, en stratège engagée, fit défiler à la barre des sommités et des célébrités favorables à la révision de la législation interdisant l’interruption volontaire de grossesse [1],[2]. Mais il y a aussi Marie-Claire Chevalier qui, à 17 ans,  osa risquer une condamnation et braver la réprobation des milieux conservateurs.

L’adolescente a avorté à la suite d’un viol ; elle a deux sœurs ; sa mère, Michèle Chevalier, les élève seule et ne dispose que de très modestes revenus – 1500 francs dont il faut retirer 500 francs de loyer [3]. L’inculpation de Marie-Claire et de Michèle Chevalier est emblématique de l’injustice et des aberrations auxquelles conduit le maintien de l’interdiction d’avorter. Le procès de Marie-Claire puis, trois semaines plus tard, celui de sa mère et de ses « complices », qui toutes appartiennent aux classes populaires, offrent à Gisèle Halimi la voie royale qu’elle cherchait pour dénoncer l’iniquité de la loi et affirmer le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes.

Selon le témoignage que Marie-Claire rédigea en 2005, sa mère avait lu le récit fait par Gisèle Halimi de sa défense de Djamila Boupacha [4], indépendantiste algérienne violée et torturée par des militaires français. Sans doute savait-elle également que l’avocate anticolonialiste était aussi féministe, qu’elle avait signé le Manifeste des 343 et créé en juillet 1971, avec Simone de Beauvoir, Christiane Rochefort, Jean Rostand et Jacques Monod, l’association Choisir pour accompagner celles des signataires du Manifeste des 343 qui subissaient des représailles [5].

Le récit que Gisèle Halimi donne dans  La cause des femmes de sa rencontre avec Michèle et Marie-Claire Chevalier diffère quelque peu : ce serait Micheline Bambuck, la « faiseuse d’anges », qui lui aurait téléphoné la première [6]. Il n’en reste pas moins vraisemblable que Michèle Chevalier ait elle aussi pensé à faire appel à Gisèle Halimi. Et d’ailleurs, elle consulte Gisèle Halimi puis, en mars 1972, adhère à Choisir [7]. Il semble, en réalité, que la bonne version soit celle de Marie-Claire. En effet, selon Claudine Monteil, la plus jeune des militantes du MLF appartenant au cercle des beauvoiriennes [8], Gisèle Halimi les a informées que Michèle Chevalier était venue lui demander de défendre sa fille [9] ; en revanche, le rôle de Micheline Bambuck n’est pas évoqué. Dans sa conférence du 13 novembre 2012 devant l’Ordre des avocat·es de Paris, Gisèle Halimi ne le mentionne pas davantage [10]. Enfin, elle assurera la défense de Marie-Claire et de Michèle Chevalier, mais non pas celle de Micheline Bambuck, qui sera confiée à Gérard Cauchi. [ajout du 26 février 2022 : Dans un entretien de 2005 avec Tania Angeloff et Margaret Maruani, Gisèle Halimi précise que c’est bien Michèle Chevalier qui l’a contactée : « Michèle Chevalier, elle, était communiste. Et si elle est venue chez moi, c’est parce qu’elle était employée de métro, qu’elle avait lu dans la bibliothèque du métro Djamila Boupacha et qu’elle s’est dit, puisque cette avocate a défendu cette Algérienne torturée, peut-être qu’elle acceptera de nous défendre… » (Angeloff Tania, Maruani Margaret, « Gisèle Halimi. La cause du féminisme », Travail, genre et sociétés, 2005/2 (nº 14), p. 5-25. URL : https://www-cairn-info.ezproxy.u-paris.fr/revue-travail-genre-et-societes-2005-2-page-5.htm).]

Une chose est absolument sûre : Marie-Claire, sa mère et ses « complices » eurent le cran d’accepter que l’avocate féministe fasse de leur procès celui d’une société qui refusait encore aux femmes le droit de disposer de leur corps. D’un tel procès Gisèle Halimi avait le projet depuis la rentrée 1971 et les prémisses des Journées de dénonciation des crimes contre les femmes, qui se tinrent en mai 1972 à la Mutualité : « Elle voulait faire, explique Anne Zelensky, une sorte de grand procès symbolique, où seraient convoqués des experts sur la question de l’avortement : juristes, médecins, femme. [11] » Les autres n’en voulaient pas [12]. Goûtant fort peu le processus décisionnel à l’œuvre au sein du MLF, démocratique ou chaotique, c’est selon, mais en tout cas plurivoque, elle quitte le groupe [13]. Sans renoncer pour autant à son projet. L’inculpation révoltante des Chevalier lui fournissait l’occasion de le mettre à exécution.

Quand elle reçoit Marie-Claire, Gisèle Halimi ne minimise pas les risques de la stratégie offensive qu’elle lui propose, elle la met en face de sa liberté : « Je vous défendrai. Mais ça va être difficile. Vous pouvez demander pardon et vous serez quand même condamnée. Mais pas trop. Ou vous pouvez attaquer, dire que la loi est injuste, que les femmes sont des victimes… Et si vous choisissez cette voie, il vous faudra du courage, jusqu’au bout, quoi qu’il arrive…[14] »

Comme sa mère, dont la détermination forçait le respect [15], Marie-Claire choisit le courage. Même si elle craint d’être emprisonnée. À partir du milieu des années 1950, le nombre des condamnations pour avortement baisse ; il passe de 2 885 en 1950 à 1 336 en 1955. La loi anti-avortement est de moins en moins appliquée, mais il y eut tout de même 289 condamnations en 1960, 588 en 1965 [16], 720 en 1966 et 340 en 1970 [17]. Environ deux tiers s’assortissaient d’un sursis [18], certes, mais comment les juges réagiraient-ils si elle ne baissait pas les yeux et ne battait pas sa coulpe ? 

Des féministes matraquées

Le 9 octobre, deux jours avant le premier des deux procès de Bobigny, des militantes du MLF et des sympathisants de la cause se rassemblèrent place de l’Opéra à 18 h 30, donc à une heure de grande affluence, afin de mobiliser l’opinion publique en faveur Marie-Claire et de l’avortement libre et gratuit. « Nous savions que la télévision et la radio seraient sur les lieux », se souvient Claudine Monteil [19]. Le Monde s’en fait l’écho : « Un tract distribué par les manifestants expose le cas de cette adolescente, dont la mère, qui sera jugée ultérieurement pour complicité, “avait le tort de n’être qu’une employée de métro”. « Comme un million de femmes chaque année, déclare ce texte, Marie-Claire a vécu le drame de l’avortement clandestin, parce qu’elle n’avait pas 2 000 F, voire 3 000 F, pour aller avorter confortablement dans une clinique de Londres, de Genève ou même de Paris, parce qu’elle n’a reçu aucune éducation sexuelle, et que, à dix-sept ans, il est très difficile d’obtenir d’un médecin un moyen contraceptif…  » Il s’agit surtout de démontrer qu’ “il est plus facile de faire un procès à une fille isolée qu’à trois cent quarante-trois femmes déterminées à remettre en cause les lois sur l’avortement » [20]. » La manifestation, bien que pacifique, a été violemment réprimée : « Coups de poing, coups de matraque : rien ne leur fut épargné », « huit cars de police et quatre cars de gendarmerie mobile entouraient l’Opéra ». Pire, pour les disperser, une voiture de police banalisée a foncé dans la foule des manifestant·es ! « C’est miracle s’il n’y a pas eu de blessés », note le ou la journaliste, qui n’hésite aucunement à faire part de son indignation. Cet article, qui parut le jour même du procès de Marie-Claire, rendit un grand service aux inculpées et au combat féministe pour la liberté d’avorter.

Un huis clos animé

Mineure, Marie-Claire est jugée seule et à huis clos, le 11 octobre 1972 dans le tribunal pour enfants de Bobigny [21]. Dehors des militantes – 150 à 200 selon Le Monde [22], crient : « Libérez Marie-Claire ! », « Pas de procès pour Marie-Claire », « Nous avons toutes avorté, jugez-nous !», « Avortement libre et gratuit, contraception » et aussi « L’Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres ! »[23].

Marie-Claire déclare au président du tribunal, à ses deux assesseurs et au substitut du procureur de la République – que des hommes, auxquels elle a honte de raconter cette « affaire de femmes [24] » : « Je ne regrette pas d’avoir avorté, car cet enfant aurait été à l’Assistance et malheureux [25]».

Pas de repentir lors du procès, donc. Mais les magistrats n’osent pas la condamner. Claude Servan-Schreiber, journaliste féministe et membre de Choisir commente dans les colonnes du Monde : « si l’opinion française s’est émue du cas de Marie-Claire, c’est qu’elle a bien senti à cette occasion, comme l’a souligné la presse, que la législation actuelle inflige davantage de souffrances aux pauvres qu’aux riches. [26]»

Pourtant, relaxée, Marie-Claire ne parvient pas sans peine à reprendre le cours de sa vie.

« J’étais dans le trou, je n’arrivais pas à refaire surface »

Marie-Claire a quitté le lycée d’enseignement technique de Neuilly Plaisance où elle effectuait sa scolarité. Après son avortement ou après son inculpation ; la chose n’est pas claire. Elle-même ne le précise pas. Et Catherine Valenti dit l’un et l’autre dans Bobigny, le procès de l’avortement (p. 62 et p. 171). (Paragraphe ajouté le 7 avril 2022, corrigeant la version antérieure.)

À la suite du procès, auquel la presse a fait un large écho [27], Marie Claire va de petit boulot en petit boulot. Elle travaille chez un grossiste en layette (Choisir la cause des femmes, Le procès de Bobigny, « Je me souviens de tout », p. 250) et contribue grâce à son maigre salaire au remboursement des dettes contractées pour payer Mme Bambuck et la clinique (C. Valenti, 2010, p. 62).

Ce qui domine dans le récit qu’elle fait de cette période en 2005 et qui sert de postface à la réédition en 2006 des débats et des plaidoiries du procès de Bobigny, c’est le sentiment de culpabilité qui l’a tenaillée dans les années qui ont suivi. Il fut aggravé par une confrontation dans le métro avec une femme qui la reconnut – Match, Elle et Marie-Claire avaient publié de « grandes et belles photos de l’inculpée vedette [28] » – et la traita de criminelle. Cette harpie lui crie qu’un fœtus est un enfant et qu’on n’a pas le droit de tuer un enfant. Marie-Claire sort précipitamment du métro pour échapper à la honte. Non sans dommage : « J’ai eu envie de me jeter sous la rame [29] », avoue-t-elle.

Dans les années 1970, en réponse à la mobilisation féministe, l’opposition à l’avortement était sur le pied de guerre et le point de vue des milieux catholiques conservateurs – la vie humaine est sacrée dès sa conception et y mettre fin est un « crime abominable [30] » – était largement diffusé.

L’encyclique Humanae vitae – la lettre du pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances –, rendue publique le 25 juillet 1968, condamne toute forme de contraception et tout type d’avortement. Fondée le 1er août 1968 par des médecins et biologistes, l’association Humanae vitae se fait le relais en France de cette opposition forcenée à l’avortement, qui le stigmatise même en cas d’inceste, même si la grossesse met en péril la vie de la mère. Mais ce n’est pas tout. Le 27 novembre 1970, une autre association voit le jour pour promouvoir « la valeur spécifique de toute vie humaine qui doit être respectée dès sa conception ». Laissez-les vivre – c’est son nom – part en guerre contre la légalisation de l’avortement, qui confèrerait, estime l’avocat Jean-Bernard Grenouilleau, l’un de ses fondateurs,  la « liberté de meurtre ». Le 30 novembre 1972, Le Monde consacre un article à la note que le cardinal Renard, président de la commission épiscopale pour la famille, vient de diffuser au sujet de l’avortement. « Beaucoup d’épiscopats et Paul VI lui-même ont réaffirmé la même doctrine, précise le cardinal, l’avortement est un meurtre. Dieu n’a-t-il pas dit : « Tu ne tueras pas » ? Il indiquait ainsi l’éminente dignité de toute existence humaine et l’exigeant respect qui lui est dû. [31] »

Certes, grâce au Manifeste des 343, l’opinion favorable à la libéralisation de l’avortement est passée de 22 % en 1970 à 55 % le 21 avril 1971, lors du sondage réalisé par l’IFOP pour le Nouvel Observateur. Pourtant, bien que relaxée, Marie-Claire restait prisonnière [32] :

« J’étais dans le trou, je n’avais pas été condamnée, mais je n’arrivais pas à refaire surface. »

L’adolescente est devenue l’« héroïne bien malgré elle d’un fait divers devenu emblématique d’un combat qui la dépassait sans doute [33]. » La médiatisation du procès et la propagande des opposant·es à l’avortement n’étaient pas seules responsables de cette détresse. L’enchaînement des faits qui avaient conduit à son inculpation pour avortement illégal était en lui-même traumatisant.

Lire la deuxième partie.


NOTES

[1] Dans La cause des femmes, G. Halimi insiste sur la nécessité d’être à la fois une stratège et une femme engagée quand on assure la défense dans un procès auquel on donne un tour politique (La cause des femmes, Gallimard, folio, 1992, p. 89-90).

[2] L’interdiction de l’avortement reposait sur ce qui restait des lois de 1920-1923 et du code de la famille de 1939 après l’autorisation de l’avortement thérapeutique par la loi du 11 mai 1955 et celle de la contraception par la loi du 28 décembre 1967 (la loi Neuwirth). L’interdiction de l’avortement faisait notamment l’objet de l’article 317 du code pénal. Voir Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-2002), Petite bibliothèque Payot, 2002, p. 87 et suiv. ; G. Halimi, La cause des femmes, op. cit., p. 125 et suiv.

[3] Selon Andrée Audoin, qui publia dans L’Humanité du 11 octobre 1972 un article consacré au procès.

[4] Coécrit avec Simone de Beauvoir et publié par Gallimard en 1962 sous le titre Djamila Boupacha. https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070205240-djamila-boupacha-simone-de-beauvoir-gisele-halimi/

L’hommage de Djamila Boupacha à Gisèle Halimi : «Ce n’était pas seulement mon avocate, c’était ma sœur !» https://www.elwatan.com/edition/actualite/lhommage-de-djamila-boupacha-a-gisele-halimi-ce-netait-pas-seulement-mon-avocate-cetait-ma-soeur-30-07-2020

[5] Choisir la cause des femmes, Le procès de Bobigny, annexes (« Qu’est-ce que choisir la cause des femmes ? » ), Gallimard, 2006, p. 259.

[6] G. Halimi, La cause des femmes, op. cit., p. 99.

[7] Choisir la cause des femmes, Le procès de Bobigny, op. cit., p. 110.

[8] Celles des militantes du MLF que Beauvoir recevait chez elle les dimanches après-midi et avec lesquelles elle s’employait à faire avancer la cause féministe.

[9] Claudine Monteil, Simone de Beauvoir. Le Mouvement des femmes. Mémoires d’une jeune fille rebelle, éditions du Rocher, 1996, p. 86. Cet ouvrage semble épuisé, ce qui est bien dommage. La lecture des mémoires des féministes qui ont pris part aux actions et aux discussions du MLF est passionnante, elle donne de la joie, de l’énergie, des idées. Il ne faut pas laisser ces témoignages tomber dans l’oubli.

[10] Cette conférence, consacrée au procès de Bobigny est disponible à cette adresse : https://www.dailymotion.com/video/xz49nn

[11] Anne Zelensky-Tristan, Vivre. Mémoires d’une féministe, Calmann-Lévy, 2005, p. 61.

[12] « Il était temps de présenter devant un public français des témoignages de femmes sur ces sujets soigneusement évités : le viol, les femmes battues, les mères célibataires, l’avortement, l’inégalité des salaires. Mais cette fois-ci, [contrairement à ce qui fut fait au moment du Manifeste des 343,] la parole ne serait pas donnée en priorité aux femmes connues. » (Claudine Monteil, Simone de Beauvoir. Le Mouvement des femmes. Mémoires d’une jeune fille rebelle, éditions du Rocher, 1996, p. 80)

[13] Anne Zelensky (alias Anne Tristan) estime que « l’avocate éprouvait méfiance et antipathie à l’égard des filles du Mouvement. Elle ne comprenait pas et n’a jamais compris ce que nous représentions réellement. » (Annie de Pisan, Anne Tristan, Histoires du MLF, Calmann-Lévy, 1977, p. 85). Lors des réunions de préparation des Journées de dénonciation des crimes contre les femmes, à l’association Choisir, Anne Zelensky et Alice Schwarzer ont marqué leur désaccord avec Gisèle Halimi, qui s’est retirée de l’organisation de ce rassemblement dès que le MLF y a été impliqué dans son ensemble.

[14] Marie Claire Chevalier, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 248.

[15] Claudine Monteil, Simone de Beauvoir. Le Mouvement des femmes. Mémoires d’une jeune fille rebelle, op. cit., p. 88.

[16] Cité par Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour, p. 93 (elle cite une citation de Chantal Horellou-Lafarge, « Une mutation dans les dispositifs de contrôle social : le cas de l’avortement », Revue française de sociologie, juillet-septembre 1982, XXIII-3, p. 398). Voir également Catherine Valenti, Bobigny, le procès de l’avortement, 2010, p. 22.

[17] Chiffres cités par Gisèle Halimi dans sa plaidoirie.

[18] Fabrice Cahen, Christophe Capuano, « La poursuite de la répression anti-avortement après Vichy. Une guerre inachevée ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2011/3 (n° 111), p. 119-131. DOI : 10.3917/vin.111.0119. URL : https://www-cairn-info.ezproxy.u-paris.fr/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2011-3-page-119.htm

[19] Claudine Monteil, Simone de Beauvoir. Le Mouvement des femmes. Mémoires d’une jeune fille rebelle, op. cit., p. 86.

[20] J.-B., « Plusieurs centaines de personnes ont manifesté à Paris en faveur de l’avortement libre et gratuit », Le Monde, 11 octobre 1972 https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/10/11/plusieurs-centaines-de-personnes-ont-manifeste-a-paris-en-faveur-de-l-avortement-libre-et-gratuit_2404626_1819218.html

[21] Alice Cornille, Estelle Madern, Ophélie Playe, Sonia shali « Le procès de Bobigny », faculté libre de droit. https://www.fld-lille.fr/wp-content/uploads/2017/11/Droit-en-action-le-proc%C3%A8s-bobigny.pdf

[22] Article du 12 octobre 1972 https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/10/12/manifestation-de-deux-cents-personnes-devant-le-tribunal-de-bobigny_2405109_1819218.html

[23] G. Halimi, La cause des femmes, op. cit., p. 104. Le Monde, article du 12 octobre 1972 (art. cit.)

[24] Dans Une affaire de femme, Chabrol raconte l’histoire d’une faiseuse d’anges sous Pétain. Vichy avait accru la sévérité de la législation et de la répression contre l’avortement. Chabrol s’est inspiré de l’affaire Marie-Louise Giraud http://www.justice.gouv.fr/histoire-et-patrimoine-10050/proces-historiques-10411/laffaire-marie-louise-giraud-33196.html

[25] Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 19.

[26] C. Servan-Schreiber, « Qui doit décider ? » Le Monde, 8 novembre 1972 https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/11/08/plusieurs-personnalites-viendront-temoigner-au-proces-de-bobigny-point-de-vue-qui-doit-decider_3034939_1819218.html

[27] Le nom de famille d’une mineure ne pouvant être mentionné et l’emploi du seul prénom suscitant un sentiment de proximité et de l’empathie, dans l’ensemble des articles, Marie-Claire est désignée par son prénom. Le 11 octobre 1972, L’Humanité consacre sa une à « Marie-Claire » ; la journaliste Andrée Audoin insiste sur les difficultés matérielles auxquelles Michèle Chevalier fait face. Le 12 octobre 1972, La Croix évoque « Une jeune fille de 17 ans jugée pour avortement ». Bien que par principe hostile à l’avortement, le journal catholique la dépeint comme une victime « qui doit éprouver le sentiment d’une incompréhensible justice »   ; France Soir publie le verdict en manchette… Le 13 octobre 1972, Le Monde annonce le procès en une, en octobre et novembre 1972 le quotidien publiera de nombreux articles consacrés au procès et à la question de l’avortement. Voir Delphine Dauvergne, « Le débat sur l’avortement, de Bobigny à la promulgation (octobre 1972-janvier 1975), la presse s’engage. Sciences de l’information et de la communication. 2014. (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01081989/document) ; Jean-François Tétu, « Statut du personnage et fonctionnement du récit de presse », in Jean Gouazé, Maurice Mouillaud, Évelyne Séverin, Jean-François Tétu, La loi de 1920 et l’avortement, stratégies de la presse et du droit au procès de Bobigny, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1979. » »

[28] Gisèle Halimi, Le Lait de l’oranger, Gallimard, coll. Folio, 1988, p. 112.

[29] Marie-Claire, « Je me souviens de tout » in Choisir la cause des femmes, Le Procès de Bobigny, op. cit., p. 250.

[30] « Les associations familiales catholiques : la vie humaine est sacrée dès son origine », La Croix, 1er juillet 1970, cité par Bibia Pavard dans Si je veux, quand je veux, Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 127. Voir aussi Catherine Valenti, Jean-Yves Le Naour, Histoire de l’avortement, Le Seuil, 2003., chapitre 6.

[31] « Le cardinal Renard : la vie doit être sauvegardée dès sa conception », Le Monde, 30 novembre 1972.

https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/11/30/le-cardinal-renard-la-vie-doit-etre-sauvegardee-des-sa-conception_2398103_1819218.html

[32] Le Nouvel observateur, Le Livre blanc de l’avortement, Paris, Club de l’Obs, 1971 ; cité par C. Valenti, J.-Y Naour, Histoire de l’avortement, op. cit., p. 228. Le Livre blanc de l’avortement rassemble les points de vue des intervenant·es du débat sur l’avortement organisé par le Club de l’Observateur  le 26 avril 1971, débat qui fut interrompu par des prises de parole du MLF.

[33] Catherine Valenti, Bobigny, le procès de l’avortement, Paris, Larousse, 2010, p. 214.

La Folle Enchère mise en scène par Aurore Evain : comment on met du trouble dans le genre et les classes sous Louis XIV

Madame Argante, jouée avec une flamboyante énergie par Isabelle Gomez (au centre), refuse de renoncer au plaisir de se croire désirée par un comte qui a l’âge de son fils, dont « il » est en fait l’amante, travestie en homme. Mme Argante se laissera berner avec une facilité pathétique par Lisette (Catherine Pifarretti, à droite), sa confidente au moins autant que sa servante.
Photo : Carmen Mariscal (scénographe), costumes de Tanya Artioli.

Madame Ulrich :
une autrice libertine sur le retour qui vaut le détour

Féministes en tous genres, créé en 2011 dans les marges de BibliObs,
avait cet été disparu d’Internet, L’Obs ayant, comme Le Monde, fermé
sa plateforme de blogs. Après un temps de réflexion et le recueil
de conseils avisés, je reprends le cours de ces publications. Dans les mois qui viennent, lorsque je ne mettrai pas en ligne de nouveaux articles, j’éditerai de nouveau le meilleur de ces quelque huit années d’entretiens avec des chercheuses, des autrices ou des créatrices qui s’intéressent au genre, aux questions féministes et/ou LGBTQIA+.

Lisette. – Il lui dit qu’elle est jeune et jolie : y a-t-il rien de plus facile à persuader ? Elle est bien contente d’elle depuis quelque temps.

Merlin. – Et les miroirs, ne troublent-ils point un peu son petit contentement ?

Lisette. – Bon, les miroirs ! Je parierais qu’elle s’est mis en tête que le goût change pour les visages, et que les plus ridés deviennent les plus à la mode.

Aurore Evain aime les femmes libres, d’esprit comme de mœurs. Sa mise en scène “baroco-rock” libère le potentiel subversif de La Folle Enchère,
un jeu de dupes et de travestissements que l’on doit à Madame Ulrich, la dernière des inspiratrices et
des éditrices de La Fontaine. Au centre de la pièce, une aspirante cougar qui, ne voulant surtout pas devenir grand-mère, s’oppose au mariage de son fils.

Première des comédies écrites par une femme à être jouée à la Comédie-Française, en 1690, La Folle Enchère a suffisamment de rouerie et de mordant pour ne pas retomber dans l’oubli dont l’a tiré Aurore Evain. Cette historienne du théâtre, qui a fait aux autrices dramatiques des XVIe-XIXe siècles l’honneur d’une publication en cinq volumes dans la prestigieuse collection des classiques Garnier, est aussi une metteuse en scène féministe
qui, sous son air de sage chercheuse, n’aime rien moins
que l’insoumission et l’insolence. Première des pièces que son doctorat lui ait permis de rendre à son autrice – elle avait été attribuée à l’amant de la très jeune et très libertine Madame Ulrich, le comédien Florent Daucourt – La Folle enchère contenait
assez de contestation en puissance des rôles sexués
et des positions sociales pour lui plaire.

 Madame Argante – les Fourberies de Scapin ne sont pas loin – assume pleinement le désir qu’elle éprouve pour un comte
du même âge que ce fils qui lui inspire d’autant plus d’“aversion” qu’il prétend se marier et la faire bientôt grand-mère.

Afin d’épouser cet amant qui la rajeunit, Mme Argante est prête à surenchérir sur une présumée marquise qui prétend elle aussi s’offrir cet homme jeune et « bien fait ».

ÉRASTE. — Avec quelle dureté, avec quelle prévention
ma mère a refusé de consentir
à mon mariage, sans vouloir apprendre même
ni le nom, ni la famille de la personne que j’aime !

MERLIN. — Mais en revanche, Monsieur,
avec quelle fermeté, avec quelle grandeur d’âme
vous êtes-vous résolu à la fourber !


ÉRASTE. —Quelle raison peut-elle avoir eue ?


MERLIN. — Monsieur, elle veut être jeune
en dépit de la nature : en vous mariant,
vous la feriez grand-mère, et le titre de grand-mère vieillit ordinairement une femme
de quinze bonnes années des plus complètes.


ÉRASTE. — Il faudra bien, pourtant…


MERLIN. — Oh, assurément, il faudra bien qu’elle la devienne ! Vertu de ma vie, vous n’êtes ni de taille ni d’humeur
à mourir sans héritiers, je vous connais.

Angélique (Julie Ménard), l’amante du fils de Mme Argante, jouit pleinement de son travestissement
en jeune comte. Il lui confère une liberté dont, en tant que femme, elle est privée. Mme Argante n’y voit que du feu – celui de la passion qu’iel (contraction queer de il et elle) lui inspire. Et c’est pourquoi elle ne reconnaît pas non plus,
sous la robe rouge d’une marquise supposément transie d’amour pour celui qu’elle-même prétend épouser,
Merlin, joué par un Benjamin Haddad Zeitoun d’une drôlerie et d’une dextérité incomparable. Cette photo, et toutes les autres, est de Carmen Mariscal, scénographe de La Folle Enchère.

Qu’adviendra-t-il  de Mme Argante lorsqu’elle découvrira que ce jeune homme, dont elle-même convient qu’elle l’“aime trop”,
est la douce amie de son fils, travestie pour la “fourber”
avec l’indéfectible appui de Lisette, sa propre servante, dont elle a fait sa confidente et aux avis de laquelle elle n’aura cessé de se ranger ?  La “coquette vieillote” n’a-t-elle pas elle-même encouragé sinon la supercherie, du moins les flatteries, qui recouvrent d’un voile de mots menteurs ces reflets dans les miroirs dissonant avec l’image qu’elle a d’elle-même ? 

Mme Argante, Lisette, le comte (Angélique), Eraste, le fils de Mme Argante…
et les miroirs, qui rappellent que toute identité a un socle imaginaire – ce que le théâtre est assez propre à révéler.
Mais aussi, La Folle Enchère soulève cette question :
mère d’un jeune homme en âge de devenir père a-t-elle le droit de désirer être désirée ?
Peut-elle vouloir épouser un homme de l’âge de son fils ?
Telles sont les questions que cette étrange pièce ose formuler… au siècle de Louis XIV. Crédit photo : Carmen Mariscal.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Les reflets dans les miroirs, là sans doute est le cœur de la pièce telle que la lisent Aurore Evain et Carmen Mariscal, son habile et judicieuse scénographe, qui déploie sur la scène un fascinant éventail de miroirs mobiles. Portés par les comédien·nes, ces miroirs bifaces démultiplient les images de chacun des personnages ; ils mêlent soudainement celle d’une femme travestie en homme à celle de l’homme qui s’impatiente de la revoir en femme, de l’épouser et de s’inscrire dans la succession des générations – cette autre multiplicité qu’empêche l’obstination de sa mère à nier le passage du temps. L’on songe aux eidola (idoles), aux simulacres d’Épicure, au stade du miroir décrit par Lacan, à la phénoménologie de l’éros de Lévinas – franchement irrecevable d’un point de vue féministe, mais c’est une autre histoire – et puis, surtout, à ce que dit Siri Hustvedt dans Souvenirs de l’avenir de la pluralité identitaire, de ce moi multiple que chacun·e de nous trimballe avec soi, qui bringuebale, va de ci, de là, bat la campagne, vit de dénis et de fictions, au moins autant que de réflexion et de vérité…

Angélique (Julie Ménard) se scrute… et se plaît en comte. Le travestissement lui permet de s’emparer des privilèges masculins – Mme Ulrich les nomme sans détours : outrecuidance et impunité – en se les incorporant. Son amant, Eraste (Nathan Gabily en alternance avec Matila Malliarakis), dont le reflet se mêle ici au sien, est en revanche impatient de la voir reprendre son apparence féminine… L’on pense ici à la recherche menée par Luca Greco sur les drag kings.

Madame Ulrich (son prénom demeure inconnu), cette très jeune femme qui vient d’épouser un homme ayant l’âge d’être son père, voire son grand-père, se montre cruelle avec celle “qui veut être jeune en dépit de la nature”, car elle fera perdre à Madame Argante toutes ses illusions.

Mais il est aussi vrai que s’opère là un effet de miroir : sur la scène de l’imaginaire, Mme Ulrich se venge de son mari, que d’ailleurs elle trompe avec le comédien Florent Dancourt, qui, lorsque la pièce fut jouée à la Comédie-Française, en 1690 et 1691, jouait vraisemblablement le rôle d’Eraste : mutatis mutandis, le comte dont deux femmes d’âge mûr se disputent “follement” la chair fraîche, c’est elle !

Aurore Evain montre la cougar amoureuse de l’amante de son fils, à la fin, atterrée et hébétée : il est des moments où mieux vaut ne pas comprendre ce qu’il est advenu. Reste que l’autrice de La Folle Enchère signifie aussi, au détour d’une ou deux de leurs répliques, qu’Angélique et Lisette préféreraient ne pas avoir à désillusionner leur aînée : les Yann Moix étaient légion sous l’Ancien Régime
et ils avaient plus ou moins droit de mort sociale sur les femmes qui ne leur plaisaient plus. Madame Ulrich fera plus tard les frais de la double morale patriarcale (liberté hétérosexuelle pour les hommes et chasteté pour les femmes). Jugée « dépravée » par la prude en cheffe Mme de Maintenon, elle sera bannie de la cour en raison de son libertinage… tandis qu’elle aurait dû, en bonne mère, renoncer aux plaisirs de la chair. Aucun de ses amants ne connut Pareille sanction sociale. En 1690, Mme Ulrich, qui est une femme cultivée, une lettrée, précise la notice que lui consacre
Aurore Evain dans Le Théâtre de femmes sous l’Ancien Régime,
paraît avoir déjà saisi que la guerre patriarcale menée contre les femmes est sans pitié et qu’une femme est socialement périmée plus tôt qu’un homme. Ce que sans doute elle ignore encore, mais qu’elle semble pressentir, c’est que ce n’est pas la nature qu’il faut incriminer à cet égard, mais la société.

Mme Ulrich, en tout cas, dépeint les attributs sexués comme des habitudes que l’on prend, et de cet attirail fait partie la mise au rebut des femmes qui ne sont plus en état de faire des fistons.

LISETTE. — Oui, pour les airs de nos jeunes gens, vous les prenez tous à merveille, et il semble que vous les ayez étudiés toute votre vie.
ANGÉLIQUE. — Je les copie d’un bout à l’autre : je n’ai de la complaisance que pour moi, des égards pour qui que ce soit,
un « palsambleu » ne me coûte rien devant des femmes
de qualité, même je brusque de sang froid la plus jolie personne
du monde. Je suis insolent avec les personnes de robe,
honnête et civil pour les gens d’épée ; pour les abbés,
je les désole ; je prends force tabac d’assez bonne grâce,
et je serais parfait jeune homme si je pouvais devenir ivrogne.

La Folle Enchère est donc un brin queer et subversive ; un brin féministe. Elle dote les femmes des privilèges des hommes.
Mme Argante est assez fortunée pour se payer l’homme qui lui plaît. C’est l’apanage, encore à notre époque, des hommes détenant des moyens financiers ou dotés d’un certain prestige, barbons qui se pavanent aux bras de barbies.

Au centre; le valet Merlin (Benjamin Haddad Zeitoun), déguisé cette fois en créancier du comte présumé.
Il feint d’être soûl, improvisant dans l’art de duper Mme Argante (à gauche, jouée par Isabelle Gomez)
au risque de déstabiliser le comte/Angélique (Julie Mémard), et faisant par là même la preuve que ce sont les domestiques qui mènent ce jeu de dupes. On admirera le syncrétisme élégant des costumes de Tanya Artioli.

La hiérarchie des classes sociales est elle aussi inversée : assujetti·es à leur désir, aveuglé·es ou impatient·es, Mme Argante et son fils s’en remettent aux avis et aux stratégies de leurs domestiques qui, de leur côté, se délectent à jouer notaire, créancier ou marquise, à surprendre ou à berner leurs donneurs d’ordres habituels.
Tel Merlin, qui feint si bien d’être soûl quand il se fait passer pour un créancier du comte (Angélique) que celle-ci croit qu’il l’est et craint qu’il ne ruine tous les efforts faits pour soustraire à Mme Argante l’argent dont son fils a besoin pour se marier avec elle.

L’on est séduit·e par ce théâtre dans le théâtre, ce désordre dans les identités de genre et de classe, bien servi par le jeu joyeux et les chants baroco-rock entonnés par des comédien·es polyvalent·es. Une habile scénographie fait bien ressentir, sous les exubérantes métamorphoses des personnages et leur diffraction dans des miroirs dont la place change au gré de l’intrigue, le tournis existentiel propre au théâtre. C’est aussi pourquoi l’on aime la façon dont des chansons de Mylène Farmer, de Brigitte Fontaine, de Gainsbourg, d’Higelin, d’Arthur H ou d’Eddy de Preto prolongent la saisissante modernité de certaines réparties.

Un entrelacement ludique d’ancien et de moderne plutôt réussi, comme Aurore Evain en a le goût, l’art et le savoir, elle à qui l’on doit tout autant la résurgence du mot “autrice” que la redécouverte du théâtre des femmes de l’Ancien Régime et, au moins en partie, le récent succès des célébrations du matrimoine.

La Folle enchère, théâtre musical, théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 8 décembre, samedi à 20 h 30 et samedi et dimanche à 17 h, de 10 à 22 €

Réductions en raison des grèves, voir sur billet réduc

billetterie@epeedebois.com tél : 01 48 08 39 74